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au point de vue religieux, ne relever directement que du pape. On voit cependant qu’ils n’étaient pas toujours respectueux de cette autorité suprême.

La considération dont jouissaient les francs-maçons avait poussé depuis longtemps de grands personnages à les protéger et même à faire partie de leurs corporations à titre de membres honoraires. L’usage se répandit de plus en plus d’accepter dans les confréries ou loges de maçons des membres étrangers à la profession et que pour cette raison l’on appelait des maçons acceptés. M. Lantoine, dans son Histoire de la Franc-Maçonnerie à laquelle nous empruntons quelques-uns des détails donnés plus haut, cite une décision prise en 1703 par la loge Saint-Paul, de Londres : « Les privilèges de la maçonnerie ne seront plus désormais le partage exclusif des maçons constructeurs, mais, comme cela se pratique déjà, des hommes de différentes professions seront appelés à en jouir, pourvu qu’ils soient régulièrement approuvés et initiés par l’Ordre ».

L’art de bâtir, tel qu’il était pratiqué par les anciennes corporations ou loges de francs-maçons, avait subi depuis le xvie siècle une décadence progressive. L’architecture religieuse, avec ses procédés et ses secrets de métier, faisait place à l’architecture moderne.

Les corporations franc-maçonniques cessèrent d’être les organismes nécessaires des grands travaux de construction.

Dans les loges, dès la fin du xviie siècle, il semble d’ailleurs que les maçons acceptés, les non professionnels, étaient beaucoup plus nombreux que les anciens maçons opérateurs. Insensiblement les traditions tendaient à s’effacer et à se perdre. C’est le moment où va naître la franc-maçonnerie spéculative faisant suite à la franc-maçonnerie opérative, lui empruntant sous forme de symboles, ses usages, ses outils, son langage, et surtout ses traditions de libéralisme et de fraternité.

En 1717, quatre loges de Londres, qui depuis longtemps ne célébraient plus leur fête annuelle, se réunissent, se constituent en Grande loge et élisent un Grand Maître. Le nouveau gouvernement maçonnique charge un de ses membres, le pasteur Anderson, de recueillir les anciennes traditions et les usages de la corporation. Et en 1723 il publie ce travail en un ouvrage : le Nouveau Livre des Constitutions des Francs-Maçons.

Certains passages de ce livre ont fait l’objet de discussions ardentes depuis deux siècles entre les diverses sociétés maçonniques. Nous ne pouvons pas, dans cette courte notice, retracer l’histoire de ces controverses. Citons seulement le passage concernant les religions. Peut-être explique-t-il l’attitude violemment hostile que l’Eglise catholique romaine a prise dès le début, en France, contre les loges maçonniques.

« Bien que, dans les temps anciens, les maçons aient été, dans chaque pays, soumis à l’obligation de pratiquer la religion dudit pays, quelle qu’elle fût, on estima désormais plus convenable de ne leur imposer d’autre religion que celle sur laquelle tous les hommes sont d’accord et de leur laisser toute liberté quant à leurs opinions particulières ; il importe donc qu’ils soient bons, loyaux, gens d’honneur et de probité, quelles que soient les confessions ou les croyances qui les distinguent. De la sorte, la maçonnerie devient le Centre d’Union et le moyen d’établir une amitié sincère entre personnes qui, autrement, resteraient à jamais étrangères les unes aux autres. »

Les loges maçonniques, dès lors, se multiplient et se développent. Des Anglais proscrits, dit-on, comme partisans des Stuarts, fondent en France en 1725 la première loge maçonnique. Un grand nombre d’autres « ateliers » se constituent. L’esprit frondeur qui gagne les esprits dans la noblesse, dans le clergé, dans la bourgeoisie, sans doute aussi l’attrait du mystère, le goût de la magie, de l’occultisme, la curiosité de connaître par

l’initiation les secrets dont tout le monde parlait, tout cela mit, dès les débuts, la franc-maçonnerie à la mode. Elle se répandait en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, en Scandinavie ; elle y conservait un caractère quasi-religieux qu’elle n’a pas encore perdu de nos jours. Elle n’y est restée remarquable que par le grand nombre de ses adhérents, pris le plus souvent parmi les représentants des « hautes classes » de la société. Il est sans autre intérêt d’insister sur l’histoire de l’Ordre maçonnique dans ces pays.

Rappelons seulement que d’innombrables légendes commencèrent dès lors à circuler sur l’origine de « l’institution ». Ces légendes n’ont eu généralement d’autre but que d’expliquer soit la fondation de nouvelles Grandes loges cherchant à discuter les titres de celles qui existaient déjà, soit la création de grades ou de dignités maçonniques. C’est toute une histoire, confuse et complexe, reproduisant des traditions ou des symboles que l’on fait parfois, remonter à une antiquité prodigieuse. Tout cela est sans intérêt pour nous.

Mais pendant que dans la plupart des pays étrangers, la franc-maçonnerie restait, ce qu’elle est encore aujourd’hui, une sorte de vaste société de secours mutuels, attachée à de vieilles coutumes et à des cérémonies symboliques traditionnelles, elle suivait, en France et dans quelques pays voisins, sous le coup de fouet de la haine et de la persécution religieuses, une évolution remarquable, sur laquelle il est nécessaire d’insister pour comprendre la situation actuelle de cette association, telle que nous l’avons décrite au début de cette étude.


III

L’Église romaine aperçut vite le danger que pouvait présenter, pour sa domination sur les consciences, une association qui, sans combattre la religion, proclamait pour l’individu les droits de la conscience et plaçait à la base de son institution des devoirs de fraternité indépendants de tout dogme religieux.

Dès 1738, le pape Clément XII, dans sa bulle In eminenti, condamne et défend les Assemblées de francs-maçons et interdit aux fidèles, sous peine d’excommunication, toute espèce de rapports avec leurs associations.

Cette bulle devait rester sans effet en France, les magistrats du Parlement de Paris en ayant constamment refusé l’enregistrement. Elle ne fut donc jamais légalement promulguée dans les États de Sa Majesté très chrétienne, pas plus que la Constitution apostolique de 1751 qui contenait des dispositions analogues.

Comment lutter contre la mode ? Et il était de bon ton d’entrer dans les loges. Prêtres, nobles et bourgeois sollicitent à l’envi leur « initiation ». Lorsque se fonde la Grande loge de France, devenue plus tard, en 1773, le Grand Orient de France, de grands seigneurs, des princes du sang, acceptent de se mettre à la tête de l’Ordre. C’est le duc d’Antin, pair de France, qui, selon la tradition, prononce, à la fête de l’Ordre, en 1740, un discours dont certains passages ont été souvent cités, comme constituant une sorte de catéchisme de la maçonnerie nouvelle.

Les bulles du Pape n’excommuniant pas nommément les francs-maçons, de hauts membres du clergé se rencontrent dans les loges, malgré toutes les défenses, avec de simples prêtres, des magistrats du Parlement, des littérateurs, des officiers et même de simples soldats : la plus haute noblesse et la plus basse roture se coudoient.

En 1773, à la suite de dissensions sans grand intérêt pour nous, le Grand Orient de France se constitue ; il adopte pour le choix des « vénérables » de loges le système électif et il proclame pour devise la fameuse trilogie : liberté, égalité, fraternité.

Le nombre des loges se multiplie. L’une d’elles, la loge des « Neuf sœurs » (les neuf muses) compte parmi