ses membres, à côté de représentants de la meilleure « noblesse » tout ce que la science, la littérature, la philosophie compte de noms connus à l’époque. Voltaire est initié en grande pompe dans les dernières années de sa vie. Lalande, Diderot, d’Alembert, Franklin, Condorcet, font partie des loges.
De grandes dames, curieuses de pratiquer « l’art royal », ne veulent pas se contenter de participer aux fêtes que donnent les loges maçonniques. Comme l’accès des loges régulières leur est interdit par les traditions et les statuts de l’institution, on crée pour elles ce qu’on appelle encore aujourd’hui des loges d’adoption.
Enfin l’armée royale elle-même est gagnée par le mouvement. Dans chaque régiment se constitue une loge maçonnique, où parfois un sous-officier remplit les fonctions de vénérable. A la veille de la Révolution, il y a en France près de 700 loges maçonniques et, sur 110 régiments, il y en a 69 qui possèdent leur loge. Et l’état du Grand Orient de France, imprimé à la veille de la Révolution, indique même, sous le titre de loge des « Trois Frères », à l’Orient de la Cour, un atelier composé de personnages et sans doute principalement de militaires, appartenant au personnel de la Cour. « Les Trois Frères » comprennent le roi Louis XVI et ses deux frères, le comte de Provence, depuis : Louis XVIII, et le comte d’Artois, depuis : Charles X. Nous ignorons d’ailleurs s’ils ont été réellement initiés ou s’ils ont jamais assisté à une cérémonie maçonnique. Toujours est-il que, à la Restauration et malgré l’adulation dont la maçonnerie fit preuve à l’égard de Napoléon 1er, malgré les souvenirs de la Révolution, Louis XVIII et Charles X laissèrent vivre les loges maçonniques qui, d’ailleurs, brûlant allègrement ce qu’elles avaient adoré, se prosternèrent aux pieds du nouveau pouvoir.
Revenons à la Révolution. L’influence de la franc-maçonnerie sur la préparation et sur le développement de la Révolution française a fait l’objet de nombreuses controverses. Il est certain qu’un grand nombre de membres des Assemblées révolutionnaires, parmi les plus connus, avaient appartenu aux loges maçonniques. Il est non moins certain qu’un grand nombre de membres de la noblesse et du clergé, émigrés dès les premières années de la tourmente, en faisaient également partie. Il est enfin de notoriété que les loges maçonniques, de 1789 à 1795, ont cessé toute réunion et toute manifestation. Que conclure ?
Il n’apparaît pas qu’il ait pu y avoir une action concertée, ou même de simples travaux ou des études quelconques, dans les loges maçonniques, en vue de préparer les grands événements de la fin du xviiie siècle. Il y avait dans les loges trop d’éléments divers ou même opposés, pour qu’un travail de ce genre ait pu être fait sans qu’il eût soulevé des protestations, des discussions, dont la trace serait venue jusqu’à nous. Les encyclopédistes, comme Diderot, les philosophes et les littérateurs comme Voltaire, et tant d’autres qui d’après les Annuaires imprimés ont appartenu aux loges, les d’Alembert, les Lalande, les Helvétius, paraissent avoir été initiés à la fin de leur carrière. Ils ont seulement apporté à la franc-maçonnerie un peu de leur autorité et de leur célébrité. Et quant aux orateurs et aux acteurs de la Révolution, rien ne prouve qu’ils aient puisé dans la fréquentation des loges maçonniques leur formation intellectuelle ou les idées qu’ils ont plus tard jetées du haut de la tribune des Assemblées.
Nous ne nous attarderons pas plus longtemps à ce jeu puéril. La franc-maçonnerie n’a pas fait la Révolution : elle est elle-même un produit de l’évolution qui devait y aboutir. Pour rester dans la vérité scientifique et, sans doute, aussi, dans la vérité historique, disons seulement que beaucoup d’hommes ont trouvé dans les loges des sentiments, des idées, des usages et même des formules qui les ont préparés aux événements formi-
Les sentiments d’égalité répandus dans les réunions maçonniques ont peut-être constitué l’un des éléments qui ont facilité, après le 20 juin 1789, la réunion de la noblesse et du clergé au Tiers-État. Peut-être aussi l’existence dans la plupart des régiments de loges maçonniques a-t-elle, dans une certaine mesure, provoqué les résistances qui, à certains jours de la Révolution, au 12 juillet 1789 par exemple, ont empêché la Royauté de jeter l’armée sur le peuple. Il y a là trop de points obscurs pour que l’historien puisse présenter des affirmations.
Mais ce qui reste certain, c’est que la phraséologie révolutionnaire, dans l’ensemble, se rapproche singulièrement des discours, des « morceaux d’architecture » des loges. La Révolution a traduit en actes ou en lois les idées qui avaient cours dans la partie la plus éclairée de la nation, et notamment dans les groupements maçonniques qui couvraient à cette époque le territoire. À ce point de vue sans aucun doute, les loges maçonniques ont contribué largement à la préparation du mouvement révolutionnaire, et il serait aussi faux de nier leur action que de leur attribuer dans le développement des faits et des événements, une influence qu’il leur était impossible d’avoir.
La Révolution vaincue, les loges, peu à peu, ouvrent de nouveau leurs temples. Napoléon hésite et finit par prendre le parti de tolérer la franc-maçonnerie en la surveillant de près. C’est aussi à ce parti que se résoudront, avec quelque regret semble-t-il, les gouvernements qui se succèdent pendant le cours du siècle jusqu’au 4 septembre 1870. Aucun document certain ne permet de dire si le vieil esprit révolutionnaire, si même l’esprit libéral de la franc-maçonnerie du xviiie siècle dominait pendant cette période dans les loges. Notons seulement qu’après la Révolution de février, les loges vont en corps à l’Hôtel de Ville, féliciter le Gouvernement provisoire, dont les membres, paraît-il, appartenaient tous ou presque tous à l’Ordre. En 1871, pendant la Commune, nous voyons encore la maçonnerie se manifester publiquement. Elle prêche la concorde entre le Gouvernement du peuple et celui de Versailles. Elle va, geste symbolique, mais inutile, planter ses étendards sur les fortifications, entre les deux armées. Ces quelques faits connus, d’autres encore qu’il serait trop long d’énumérer, permettent d’affirmer que le personnel des loges maçonniques s’est peu à peu modifié au cours du siècle. Sous la pression violente et haineuse du haut clergé, inféodé à Rome, les prêtres ont cessé peu à peu de fréquenter les loges. D’ailleurs « l’infaillibilité » du pape, proclamée par le Concile du Vatican en 1870, donne une autorité plus grande aux condamnations et aux excommunications de l’Église. D’autre part, l’ancienne noblesse, la bourgeoisie riche, et aussi celle des classes dites libérales, qui garnissent les bancs de la Constituante, de la Législative, de la Convention, sont retombées sous l’influence des congrégations dont le développement atteint des proportions que n’avait jamais connues l’ancien régime. Ce ne sont plus les livres des philosophes, ce sont les enseignements du Syllabus qui forment le cerveau de l’immense majorité des jeunes gens dans l’Enseignement secondaire ou même supérieur. Napoléon Ier a su d’ailleurs imposer des méthodes et des programmes d’éducation qui donnent toutes garanties au Pouvoir. L’enseignement public comme l’enseignement privé n’ont d’autre grande préoccupation que d’écarter toute pensée, toute idée « subversive ». Les souvenirs des journées révolutionnaires, les agitations et le mouvement d’idées qui ont précédé et suivi la Révolution de 1830, plus tard les journées de Juin, enfin plus récemment la Commune, ont rejeté la bourgeoisie, par peur des innovations qu’elle redoute, dans