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le conservatisme le plus étroit, le plus sectaire. Les « grands bourgeois » aujourd’hui encore, après cinquante ans de forme républicaine, haïssent et dénigrent la République, malgré qu’Ils sollicitent et qu’ils obtiennent, pour leurs enfants, les postes les plus enviés, les fonctions publiques les plus honorées, les plus rétribuées, celles qui permettent d’agir le mieux sur la direction de la politique intérieure ou extérieure, et de faire la paix ou la guerre suivant les intérêts des industriels et des financiers, présentés comme étant les intérêts essentiels du pays, ceux qu’il faut sauvegarder même au prix du sang.

Cette évolution de l’esprit bourgeois au cours du dernier siècle, si souvent retracée, et à laquelle nous avons dû faire une allusion rapide, permet d’expliquer en partie comment le recrutement des loges maçonniques a, lui-même, peu à peu évolué. Plus qu’au xviiie siècle, c’est la petite bourgeoisie, à tendances plus libérales, plus « avancées », qui garnit les « colonnes » des ateliers. Joseph de Maistre est un des derniers catholiques militants qui ait appartenu à la franc-maçonnerie. Sous l’influence des anathèmes des prêtres et des moines, des calomnies, des injures, on peut dire que les catholiques désertent peu à peu les temples. Ils y laissent la place aux frères dégagés des dogmes religieux, à ceux qui appartiennent à d’autres confessions religieuses. Et la nécessité de se défendre dresse de plus en plus la franc-maçonnerie en ennemie de l’Église romaine. Si, en Angleterre, aux États-Unis, les Églises protestantes avaient suivi la même politique, il est facile d’admettre ou que la franc-maçonnerie s’y fût éteinte, ou qu’elle y fût devenue peu à peu, comme en France, la plus puissante des Associations de libre pensée.

Le Grand Orient de France adopte encore, en 1849, une Constitution dont l’article premier rend obligatoires pour les maçons la croyance en Dieu et dans l’immortalité de l’âme. Peut-être allait-on ainsi plus loin qu’Anderson lui-même dans les primitives Constitutions dont nous avons parlé. Mais, en 1877, le Convent du Grand Orient a supprimé dans ses statuts cette formule. Par voie de conséquence l’invocation « A la gloire du Grand Architecte de l’Univers » que nous trouvons en tête de tous les vieux documents maçonniques imprimés, disparaît depuis cette époque ; nous ne la retrouvons plus sur les publications ou documents plus récents.

Certaines maçonneries étrangères, notamment celles de Grande-Bretagne et des États-Unis, paraissent avoir rompu toutes relations, à la suite de ces votes, avec la Grande Association française. Cette dernière, dans de nombreuses brochures, dans de nombreux discours publiés depuis, a expliqué que les décisions de 1877 ne signifiaient pas du tout que les francs-maçons français condamnaient telle ou telle opinion religieuse ou philosophique, encore moins qu’ils entendaient à l’avenir refuser l’admission d’un candidat en raison de sa religion ou de ses conceptions quelles qu’elles fussent. On soutient au contraire qu’en supprimant dans sa Constitution où elle ne figure d’ailleurs que depuis 1849, la nécessité d’une croyance religieuse déterminée, la franc-maçonnerie française s’est conformée étroitement aux plus pures et aux plus anciennes traditions de la franche maçonnerie, aussi bien qu’à un principe élémentaire de liberté de conscience.

En raison du caractère purement objectif de cette étude, nous éviterons de prendre parti dans cette querelle. Aussi bien, nous l’avons déjà dit, il n’y a là sans doute, de la part des obédiences étrangères, qu’un prétexte, et les divergences qui paraissent les séparer de la maçonnerie française reposent-elles sur des causes autrement profondes, disons même autrement graves, que ces discussions d’ordre théologique. Le Grand Orient de France et les sociétés maçonniques qui obéissent à son influence, ont ajouté, sinon un idéal nouveau au

vieil idéal proclamé par les ancêtres du xviiie siècle, tout au moins peut-être des méthodes nouvelles. Il a cessé d’être une maçonnerie purement mystique et contemplative, ne s’occupant que du perfectionnement de l’individu et attendant de cette unique méthode, de cet unique moyen d’action si l’on veut, les progrès de l’humanité. Sous la poussée violente de l’attaque cléricale, il s’est efforcé de s’organiser pour la propagande et pour l’action extérieure, pour le rayonnement au dehors des idées, des travaux maçonniques. C’est cette évolution nouvelle que nous chercherons à définir pour terminer cette étude.


IV

Comme à l’époque qui a précédé la Révolution de 1789, la plupart des hommes qui ont participé, après le 4 Septembre 1870, à la constitution et à l’organisation de la nouvelle république avaient appartenu aux loges maçonniques. Aux prises non seulement avec les anciens partis monarchiques, plus ou moins camouflés sous une étiquette républicaine ou libérale, mais plus encore avec les représentants de l’Église romaine révoltés contre la législation dite laïque, les hommes de la troisième République ont cherché dans la franc-maçonnerie un appui pour l’œuvre politique et sociale qu’ils avaient entreprise, et qui n’était que l’application des principes de liberté de conscience et de solidarité proclamés par cette grande association.

Les loges maçonniques elles-mêmes, laissant peut-être une place moins grande aux cérémonies purement symboliques, ont de plus en plus volontiers abordé, dans leurs réunions, l’étude d’une multitude de problèmes non seulement philosophiques ou moraux comme autrefois, mais d’économie politique, de sociologie et même parfois de pure politique. Les ordres du jour publiés dans les Revues maçonniques, les comptes rendus officiels des Assemblées générales annuelles ou Convents, permettent de suivre cette évolution. Sans doute paraît-il y avoir des francs-maçons qui considèrent ces changements avec une certaine inquiétude. Ils préfèrent « l’ancienne méthode », celle qui n’a trait qu’au perfectionnement individuel par la pratique du symbolisme. Mais la grande majorité des francs-maçons d’aujourd’hui pousse l’Ordre dans le sens de l’action extérieure et cherche à augmenter son influence et son autorité au dehors. Les conférences faites dans les loges sont répandues au moyen de tracts ou de brochures ; des « tenues blanches » auxquelles le public est convié, sont organisées ; des revues périodiques publient les travaux considérés comme les plus intéressants.

Les organismes directeurs de la maçonnerie, dans toutes leurs publications ou manifestations extérieures, évitent d’ailleurs avec soin tout ce qui pourrait placer l’Association sous l’influence d’un groupe ou d’un parti quelconque. Il semble bien, à cet égard, que tous les maçons soient d’accord pour sauvegarder l’indépendance de l’Ordre et pour rester ainsi fidèles à ses plus anciennes traditions. Mais ils estiment qu’ils ont le devoir d’agir, lorsque les destinées de « la démocratie laïque » paraissent en péril.

C’est ainsi que la franc-maçonnerie s’est livrée, depuis trente ans, à diverses manifestations contre l’antisémitisme, contre le nationalisme chauvin des antidreyfusards, contre la politique de régression qui a été pratiquée sous l’étiquette du Bloc National. Nous avons fait allusion déjà à la fameuse affaire des fiches. Trahi comme il l’est encore aujourd’hui par ses hauts fonctionnaires, par ses magistrats, par ses officiers, le gouvernement républicain, à l’époque de Waldeck-Rousseau et de Combes, semble bien, d’après les documents publiés par le Grand Orient lui-même, avoir fait appel aux membres des loges pour obtenir des renseignements sur la mentalité et sur l’attitude politique de certains fonctionnaires. Livrées par la trahison d’un employé, les