fiches ainsi rédigées provoquèrent dans le clan réactionnaire une explosion de fureur et de vertueuse indignation qui fut très habilement entretenue et répandue par la grande presse. Les francs-maçons n’avaient fait évidemment que ce que pratiquent avec des moyens d’action bien plus puissants et bien plus efficaces les groupements réactionnaires et ce que l’Église romaine a toujours fait elle-même. La grande bourgeoisie était prise la main dans le sac, combattant d’un côté la République, mais sollicitant et obtenant les faveurs et les postes qui lui permettent en réalité de la diriger conformément à ses préjugés, à ses passions et à ses intérêts.
En somme, la franc-maçonnerie française estime que, sans rien abandonner des traditions et des principes essentiels de l’Ordre, l’évolution de la société peut l’amener, pour réaliser l’idéal de ses fondateurs, à ajouter à l’action purement individuelle, jusqu’ici seule envisagée, ce que nous pourrions appeler une action collective organisée. L’étude et le travail maçonniques, à l’intérieur des ateliers, seraient complétés par l’action extérieure, indépendante de toute influence purement politique, et se manifestant dans le sens des idées générales d’évolution et de progrès social que les premiers grands maîtres de la maçonnerie ont proclamées il y a deux siècles, et qui sont contenues en puissance non seulement dans les Constitutions d’Anderson, mais dans l’esprit qui animait les maçons opérateurs du moyen-âge.
Il semble bien que la franc-maçonnerie française, en évoluant et en s’organisant ainsi, ait la prétention d’être beaucoup plus fidèle aux véritables traditions et au but véritable de l’Ordre, que certaines maçonneries étrangères, qui la combattent et qui la taxent d’hérétique, de fausse maçonnerie et d’association profane déguisée sous l’étiquette maçonnique.
Bien que nous ne voulions pas sortir du cadre que nous nous sommes tracé, c’est-à-dire d’un simple exposé des faits, il est intéressant de rechercher si, pour l’action collective, telle que nous venons de la définir et telle que les francs-maçons paraissent la concevoir, la franc-maçonnerie possède des organismes suffisamment puissants et des moyens d’action suffisamment efficaces.
Tant qu’il est question de perfectionnement de l’individu, de pratique de la solidarité, de cérémonies symboliques, l’organisation décentralisée, l’autonomie des loges, la coexistence dans le même pays, en France par exemple, de différentes Grandes loges ou « puissances maçonniques » indépendantes les unes des autres, non seulement ne présentent aucun inconvénient, mais peuvent être considérées comme avantageuses, en permettant aux individus de se grouper en petit nombre suivant leurs affinités, de mieux se connaître, et de mieux pratiquer ce qu’un appelait autrefois « l’art royal ». La force de l’Ordre, et peut-être pour tous les maçons, ce qui reste la force essentielle de l’Ordre, c’est l’individu et non pas la collectivité. L’Église et les jésuites l’ont bien compris, et par tous les moyens, par l’intimidation, par le boycottage, par les fables les plus grossières répandues à profusion, par la délation même et le chantage (notamment la publication des noms et des adresses des membres des loges), ils ont toujours cherché non seulement à empêcher le recrutement maçonnique, mais à intimider les francs-maçons et à leur interdire, dans le milieu auquel chacun d’eux appartient, toute action individuelle de propagande.
Mais lorsqu’il s’agit d’action extérieure collective, la faiblesse de l’organisation maçonnique apparaît d’une manière éclatante, si on la compare aux formidables moyens d’action dont disposent les ennemis de la liberté.
L’existence de différentes associations indépendantes
Au sein de chaque association, l’autonomie des loges, dont chacune s’efforce d’organiser sa propagande, est également de nature, autant qu’on puisse en juger de l’extérieur, à multiplier peut-être les manifestations, mais à leur enlever leur efficacité.
En outre, la maçonnerie ne paraît pas avoir su utiliser suffisamment, pour ses œuvres de solidarité et de propagande, l’influence de la femme. La vieille règle, qui interdit aux femmes l’initiation maçonnique, reste encore en vigueur, tout au moins dans les deux principales associations maçonniques de France ; le Grand Orient, dont le siège est rue Cadet, à Paris, et la Grande Loge de France, dont le siège est rue Puteaux. La création, il y a une trentaine d’années, d’une troisième grande fédération : « le Droit Humain », où les femmes sont admises et constituent même peut-être la majorité, ne paraît pas encore avoir donné à ce point de vue des résultats suffisants.
D’autres groupements, tels que la Ligue des Droits de l’Homme, se sont d’ailleurs constitués, qui, à certains points de vue, mènent une action parallèle à celle de la maçonnerie, avec plus de méthode et de continuité.
Mais la raison principale, qui nuit au rayonnement extérieur de l’institution maçonnique, c’est qu’elle ne dispose pas des énormes capitaux que la haute bourgeoisie met à la disposition des œuvres cléricales et des partis de réaction. La grande presse affecte de l’ignorer ; le grand public et même une partie de la démocratie lui restent indifférents ou hostiles, la connaissent mal et ne la comprennent pas. Elle reste isolée, pour lutter contre l’œuvre d’accaparement des cerveaux poursuivie avec plus de ténacité que jamais par sa grande ennemie : l’Église. Le pays se couvre de plus en plus d’un immense réseau d’œuvres d’enseignement, de patronage, d’éducation civique, de sociétés de sport, de gymnastique, de préparation au service militaire, d’institutions de bienfaisance, d’orphelinats, d’asiles de malades et de vieillards, d’associations professionnelles ; tout cela, avec des étiquettes souvent trompeuses, inspiré, dirigé, mené par les prêtres et par les auxiliaires de Rome, avec les inépuisables ressources qu’ils savent se procurer et mettre en œuvre ; tout cela, pour préparer des générations qui permettront à l’Église de perpétuer sa domination, et à la bourgeoisie possédante de maintenir ses privilèges.
Pour lutter contre cette force énorme, agissante, résolue, habile, toujours prête à crier à la persécution lorsqu’on lui conteste la domination du monde, la franc-maçonnerie dispose de moyens d’action qui paraissent bien faibles et semble s’attarder, au milieu d’une gigantesque bataille, à des divisions et à des controverses qui la gênent et l’entravent dans son action. Comme le poilu français de 1914, elle lutte avec des bras contre une armée pourvue d’un formidable matériel. Et elle reste cependant, malgré tout, contre les forces du passé, l’une des raisons d’espérer.
Elle n’a pas vu venir la guerre. Elle n’a pas eu la puissance de lutter contre la criminelle et stupide diplomatie, contre la politique extérieure imprévoyante et coupable qui, dans tous les pays, ont préparé l’immense massacre. Taxée d’antipatriote, d’organisation à la solde de l’étranger, elle a couru, elle aussi, aux frontières ; elle est fière parfois de proclamer que les exemples « d’héroïsme » et « d’abnégation patriotique » cités dans les communiqués et, depuis, dans les manuels scolaires, ont été donnés non pas par les braillards et les énergumènes des ligues dites nationales ou patriotiques, mais par des francs-maçons militants : les Jacquet, les