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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/24

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ventés par les générations antérieures, et employer l’âge viril à ajouter aux vérités et aux richesses acquises. » (Dr Richard, Pédagogie expérimentale, p. 51)

Il n’est pas inutile de rechercher quelques caractéristiques du progrès individuel et du progrès social. La plus importante à nos yeux est le développement de la personnalité qui caractérise tout à la fois le développement social et le développement individuel.

« Nos sociétés, dit Ch. Blondel, sont complexes. Des groupements familiaux au groupement national, elles se subdivisent en une foule de groupes religieux, politiques ou professionnels. Comme nous faisons tous partie d’un grand nombre de ces groupes sans jamais cependant faire partie de tous à la fois, la diversité des influences subies assure à chacun de nous une certaine individualité. Les sociétés primitives, au contraire, sont étroites et homogènes. Leur action pèse d’un poids à peu près uniforme sur tous leurs membres. Les individus ont peine et ne songent pas à s’y différencier ». D’après un autre auteur, M. Lévy-Bruhl, dans les sociétés primitives les moins évoluées, l’individu aurait bien plutôt la conscience de son groupe que celle de sa propre personnalité. Dans la société primitive, l’homme est esclave de la tradition et la « contrainte sociale annihile autant que possible la part de l’initiative individuelle dans presque tous les domaines de la vie publique et privée. » (G.-L. Duprat)

De même que les primitifs les moins évolués le petit enfant ignore son moi ; « il vit « tout hors de lui » ; il imagine des objets, il voit des êtres humains avant de s’imaginer lui-même ». Ce n’est que peu à peu, grâce à la vie sociale et au langage que l’enfant prend une conscience de plus en plus claire de sa propre personnalité.

Ce qui précède nous permet de comprendre ces lignes d’un sociologue : « Le développement mental de l’individu fait suite à la vie embryonnaire dans laquelle on voit unanimement une récapitulation du développement phylogénétique. L’éducation est donc une récapitulation abrégée de la civilisation au profit du développement personnel, et réciproquement toute initiation à la civilisation est une éducation quand elle concourt au développement spontané d’une personnalité. » (G. Richard, Pédagogie expérimentale, p. 92)

Ainsi l’Éducation est avant tout une modification des individus due au milieu.

À l’encontre de ce que pensent beaucoup de parents cette modification se produit surtout dans le premier âge et par des moyens dont la plupart d’entre nous ne se rendent pas compte.

Il n’est pas sans importance que dans ces premières années l’enfant puisse se débattre et jouer en un milieu qui lui offre des occasions d’exercer ses muscles et ses sens, et nous dirons plus loin ce que nous pensons de cette période éducative, mais ce qui contribue pour la plus large part à permettre à l’enfant de récapituler le développement de la race d’une manière abrégée, c’est le langage. « Pour apprendre, non pas seulement à juger et à raisonner, mais à sentir et même à percevoir comme nous, il lui faut apprendre à parler. Quels que soient les rapports de l’intelligence et du langage, il est trop évident que l’enfant va beaucoup moins des choses aux mots que des mots aux choses et que l’acquisition du langage lui impose d’accepter du dehors et sans contrôle la vision du monde propre à son milieu et à son temps. » (Ch. Blondel.)

Un autre psychologue exprime la même idée en disant que l’être humain doit « penser sa parole avant de parler sa pensée ». L’enfant doit d’abord apprendre le sens des mots et des expressions employés autour de lui et ce sens est fixé par l’usage collectif : le langage, instrument de la vie sociale doit permettre aux individus de se comprendre. « C’est pourquoi l’huma-

nité civilisée substitue à l’arbitraire de chacun une sorte de décision stable, qu’enregistrent les dictionnaires, et qui fixe pour plusieurs générations au moins le sens des mots… » (Duprat.)

Or notre langage, j’entends le langage des peuples, civilisés, est un langage logique qui impose à l’enfant des idées abstraites et générales. Par exemple le nom que nous donnons à un objet ou à un animal est presque toujours un nom commun, ainsi le nom chien donné au toutou familier puis à toutes autres sortes de chiens amène fatalement l’enfant à porter son attention sur les caractères communs à tous les chiens, à concevoir que son toutou, outre certains caractères individuels en possède d’autres qui l’apparentent aux animaux de la même espèce ; le mot bête employé pour nommer non seulement les chiens mais aussi les poules, les lapins, etc., est un pas de plus dans la classification des êtres. Ainsi, « en apprenant à parler, l’enfant se forme à penser logiquement, avant même d’être en âge de comprendre ce qu’est la pensée logique et ce que sont ses lois ». De même donc que la science met partout sa marque dans le monde matériel où l’enfant grandit de nos jours, de même le langage qu’il apprend annonce la science par l’ordre et la distinction que les mots établissent entre toutes choses. » (Ch. Blondel.)

Pour bien saisir l’importance du langage dans le développement mental de l’enfant il faudrait opposer le langage des primitifs au langage des peuples civilisés. Le langage des primitifs offre lui aussi des classifications et des termes génériques mais alors que les nôtres reposent sur des caractères objectifs, que nous disposons par exemple du mot quadrupède pour désigner toutes les bêtes qui ont quatre pieds, ceux des primitifs sont fondés sur des représentations mystiques : des êtres fort divers mais auxquels les primitifs attribuent des propriétés mystiques identiques sont identifiés, c’est ainsi qu’un Huichol rapproche le blé, le cerf et le hikuli (plante sacrée de son groupe) au point de les identifier.

Il fut un temps, au xviiie siècle par exemple, où l’on admirait le « bon sauvage », l’homme primitif et où l’on prêchait le retour à la nature. Une connaissance plus exacte des groupements de primitifs nous permet aujourd’hui d’avoir une opinion toute autre, nos civilisations constituent un progrès, les progrès de la vie sociale permettent aux individus d’avoir une conscience de plus en plus nette de leur individualité et leur forgent un esprit de moins en moins mystique. Certes beaucoup d’individualités sont encore opprimées mais l’individu trouve dans la multiplicité des groupements de multiples moyens de défense ; l’on peut dire que l’oppression actuelle est une survivance du passé et qu’elle prouve seulement que nous ne sommes pas parvenus au terme du progrès. Certes la plupart de nos contemporains croient encore en Dieu, mais ils croient aussi en des lois naturelles. « Dans un monde auquel il a octroyé une charte, Dieu ne peut plus intervenir qu’exceptionnellement et par des miracles, sorte de coups d’État, durant lesquels il suspend la constitution sans l’abolir… Le surnaturel dont nos contemporains retiennent l’idée n’est donc pas dans la nature qui est naturelle toute entière. » (Ch. Blondel.)

Tout compte fait nos milieux sociaux sont plus utiles que nuisibles aux individus. Voir seulement l’action oppressive de ces milieux c’est n’apercevoir que le mauvais côté du progrès qui comporte aussi la réaction des individus d’où provient la formation des individualités.

En résumé l’éducation, en son sens le plus ample, comprend :

1o L’éducation involontaire de l’enfant par lui-même dont nous reparlerons par la suite ;