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en tracer brièvement les origines et les conséquences qui découlèrent de leur établissement.

En un âge de croyances, d’ignorance absurde et de fanatisme criminel, lorsque le cruel décret du pape Pie VI fut connu, chaque grande ville chrétienne de l’Europe qui comptait des Juifs parmi sa population les parqua dans des quartiers infects, leur défendant tout commerce avec les chrétiens, leur interdisant d’employer des domestiques catholiques et les obligeant à porter sur leurs vêtements des signes distinctifs qui les différenciaient du reste de la population.

Ce que fut, durant des années et des années, le calvaire gravi par le peuple juif, nomade et vagabond, est indescriptible, et il n’y a pas d’excuses aux mesures odieuses prises contre les Israélites.

Les ghettos ne tardèrent pas à se multiplier. Enfermés dans leurs camps, les Juifs essuyèrent les persécutions les plus cruelles, les plus humiliantes, les plus inhumaines ; et « comme l’homme est ainsi fait, dit Maurice Muret dans L’Esprit Juif, qu’il s’attache à ce pour quoi il souffre », ils perpétuèrent le judaïsme avec ses rites, ses coutumes, ses mœurs, qui sont encore de nos jours les mêmes que ceux des premiers âges.

Rien ne pouvait faire prévoir une amélioration au triste sort des Juifs, parqués dans leurs ghettos, lorsqu’un événement historique, indépendant de la volonté juive, vint changer la destinée de ce peuple de parias. La Révolution française passa, balayant de son souffle puissant les vieilles erreurs ancestrales. Elle jeta une lumière éblouissante sur ces pauvres êtres chargés de toutes les iniquités, de tous les opprobres et, en abolissant la féodalité, en libérant le peuple du joug seigneurial, elle libéra aussi les Juifs, qui purent enfin sortir de leurs ghettos, prendre les mêmes places et revendiquer les mêmes droits que les autres citoyens français.

Une révolution n’est jamais spécifiquement nationale, si l’on considère la révolution comme un événement, un accident qui remue les vieilles couches de l’état social. L’idée qui inspire une révolution franchit tous les obstacles, elle passe au-dessus des frontières et si, au xvie siècle, l’exemple de Pie VI fut malheureusement suivi par les autorités civiles et ecclésiastiques des autres nations, en 1789, l’ouverture des ghettos français précéda l’ouverture des ghettos étrangers.

Hélas ! la marche de la civilisation est terriblement lente, et certains pays, tels l’Allemagne, la Russie, la Roumanie, etc., se refusèrent à accorder aux Juifs les droits et les libertés dont bénéficiaient les autres nationaux. Cependant, on cessa de parquer les Juifs dans des quartiers spéciaux, sauf en Russie où un régime arbitraire subsista jusqu’en 1917.

« En Russie, où ils sont plus de 7 millions, les persécutions n’ont pas cessé, malgré les dispositions tolérantes d’Alexandre II (1855-1881). L’avènement d’Alexandre III fut marqué par des scènes de pillage, à la suite desquelles le ministre Ignatieff fit promulguer les lois dites provisoires de mai 1882, qui aggravèrent la condition des Juifs, déjà astreints à la résidence dans certaines provinces ; on leur interdit d’habiter hors des villes (par conséquent de se livrer à l’agriculture) ; on expulsa du pays ceux qui ne possédaient pas la nationalité russe. Ces lois, appliquées surtout depuis 1891, ont motivé une énorme émigration. Mais la situation devint encore pire sous Nicolas II, conseillé comme son père par le procureur du Saint-Synode, Pobedonoszew, que Mommsen a flétri du nom de « Torquemada ressuscité ». Avec la complicité tacite du gouvernement et la coopération active de la police, les Juifs suspects de tendances révolutionnaires furent assommés en foule à Kichineff, à Odessa, à Kiev, dans cent vingt autres villes ou bourgades. Des femmes et des enfants furent hachés en morceaux. L’Europe, qui avait laissé Abd-ul--

Hamid massacrer en pleine paix 300.000 de ses sujets arméniens (1896), se contenta de ne pas applaudir à ces nouvelles tueries. Un homme de cœur, le comte Jean Tolstoï, ancien ministre de Nicolas II, réclama en 1907 l’égalité des Juifs russes devant la loi, et cela dans l’intérêt même de la Russie où les lois d’exception contre les Juifs perpétuaient la corruption et l’arbitraire. Ces lois d’exception n’ont disparu qu’avec l’autocratie (avril 1917). » (S. Reinach, Histoire générale des Religions, pp. 307–308)

Les ghettos russes ont donc disparu, et l’on pouvait espérer qu’à la suite du terrible carnage de 1914, qui fit couler tant de larmes et de sang, les hommes, unis dans un unanime désir d’amour et de paix, briseraient les barricades religieuses qui divisaient l’humanité.

Il n’en fut rien. Et malgré les progrès de la science, de la philosophie, qui eussent dû détruire le fanatisme, facteur d’esclavage et de cruauté, des ghettos se dressent encore en certaines contrées de l’Europe. On persécute, aujourd’hui comme hier, les Juifs en Roumanie, en Bulgarie, en Arménie, etc., etc.

Naturellement, les ghettos n’empruntent plus maintenant les mêmes caractères que ceux du passé, dont on a encore des vestiges dans les grandes villes d’Europe, où les Juifs persécutés de Pologne, de Roumanie, de Bulgarie, se sont réfugiés. Même dans les pays où ils sont les plus misérables, on n’oblige pas les Juifs à habiter un lieu déterminé, mais l’oppression crée un lien de solidarité entre les opprimés, et c’est d’eux-mêmes, alors, que les Juifs se groupent et forment des ghettos.

Il n’est pas possible de parler des ghettos, sans déborder un peu des cadres et rechercher quelles sont les causes de cet acharnement sur une catégorie d’individus ni meilleurs, ni plus mauvais que les autres. La cause moderne de l’oppression des Juifs est toute politique. L’antisémitisme n’est jamais sincère et si, par hasard, il l’est, c’est par stupidité. Politiquement, il s’explique et il est facile à comprendre.

De même qu’il y a des athées qui estiment qu’une religion est indispensable au peuple, il est des politiciens qui considèrent que l’antisémitisme est nécessaire pour distraire le peuple, l’occuper et l’empêcher de s’intéresser aux problèmes sociaux et économiques d’une actualité et d’une réalité souvent brutales. C’est à la faveur de l’antisémitisme que Nicolas II put gouverner son peuple ignorant. Lorsque, cependant, malgré la main de fer de la police, le peuple russe menaçait de se soulever, alors jésuitiquement on faisait circuler le bruit que les Juifs étaient cause de la misère ou de la famine, et le peuple, déchaîné, pénétrait dans les quartiers juifs, dans les ghettos, pillait et massacrait sans merci, sous l’œil complice des cosaques. C’est cette même politique qui inspire les gouvernants roumains à l’heure actuelle. Le Juif est un morceau de choix que l’on jette à la populace affamée. Mais le jeu est dangereux pour la bourgeoisie et elle peut être prise demain à son propre piège.

Bref, ces persécutions consécutives, qui se perpétuent depuis des siècles à travers le monde, ont donné naissance à un certain nationalisme juif : le sionisme, dont il nous faut dire quelques mots. Le sionisme repose sur l’idée de restauration de la nation juive. Nous savons que certaines tentatives antérieures à la guerre échouèrent et que, lorsqu’en 1896, le docteur Herzl publia son ouvrage L’État Juif, une division de tendances s’opéra au sein du mouvement sioniste, certains éléments estimant que seule la Palestine pouvait servir de refuge aux Juifs opprimés de Russie, de Roumanie et de Pologne.

Les causes de division ont aujourd’hui disparu, le traité de Sèvres ayant jeté les bases d’un foyer juif en Palestine. Quantité de révolutionnaires militent en