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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/29

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nant compte d’un grand nombre de cas. Si, par exemple, je veux juger de l’influence des divers engrais chimiques sur la production du fraisier, je ferai porter mon expérience sur un assez grand nombre de pieds, tous de la même variété, pour éviter les erreurs provenant des différences de rapport qui dépendent de l’individu et de la variété.

Observer des faits n’est pas tout ; il faut encore les interpréter, il faut juger, il faut raisonner.

Faire l’éducation du jugement, c’est, évidemment, exercer l’individu à juger comme il convient, mais c’est aussi le mettre en garde contre tout ce qui peut fausser son jugement.

Pour bien juger, il faut d’abord s’efforcer d’être aussi objectif que possible, c’est-à-dire ne pas se laisser entraîner par la passion, l’intérêt, la colère, l’amour-propre. L’individu éduqué sait que ses sens, sa mémoire, son imagination peuvent le tromper et se défie des jugements où son intérêt est en cause.

Pour bien juger, il faut ensuite ne pas être sous la dépendance des autres. Or, on est sous la dépendance des autres de bien des manières : l’on y est lorsque l’on admet pour vrai les opinions de la masse des individus ou même celle de quelques individus. Combien d’erreurs n’ont-elles pas duré parce qu’au début elles ont eu l’approbation d’un savant en renom dont on n’a pas songé à suspecter le jugement. Le fait que l’éducateur a la confiance de l’éduqué crée au premier un devoir d’autant plus impératif que le second est un individu jeune et, partant, suggestionnable. Nous ne saurions mieux faire, à ce propos, que de citer les paroles d’un camarade au meeting qui suivit le Congrès de la Fédération de l’Enseignement (Brest, 1923) :

« Tout militant se sent porté d’instinct à faire de l’éducation un moyen de propagande en faveur de ses doctrines ; il voudrait faire des enfants autant de disciples ardents, prêts à la rescousse, prêts à remplacer les troupes épuisées ou meurtries.

« Eh bien ! Nous pensons que c’est une erreur, nous disons qu’il faut résister à une telle tentation. Il est des vérités qui nous sont chères et que nous croyons certaines ; nous nous efforçons de les répandre partout, nous vivons par elles et nous souffrons pour elles ; nous les défendons avec une énergie farouche tant que nous avons en face de nous des hommes armés pour la résistance, pour la controverse et la discussion.

« Mais les enfants ? Quand nous arrive une de ces petites âmes encore vierges, que nous pouvons travailler et féconder presque à notre guise, comprenez-vous le scrupule qui nous étreint ? Comprenez-vous que nous hésitions sur le choix de la semence que notre enseignement doit lui confier avec l’espoir des moissons futures ?

« Et nous constatons, avec regret peut-être, qu’il est des vérités profondes, dont nous sommes intimement pénétrés, mais qui n’ont pas, qui ne peuvent pas avoir le caractère de certitude scientifique indispensable aux connaissances sur lesquelles doit se baser une éducation rationnelle.

« Et nous ne nous reconnaissons pas le droit d’inculquer aux enfants des notions qu’ils ne sont pas aptes à reconnaître eux-mêmes comme évidentes, ou que nous ne pouvons pas démontrer d’une façon simple et claire. Nous ne voulons pas acculer nos jeunes disciples à des actes de foi. Sur toutes les questions encore controversées parmi les hommes, nous pensons qu’il faut laisser planer le doute. Nous sommes persuadés qu’un esprit ainsi habitué à n’admettre comme vrai que ce qu’il constate ou comprend, à refuser tout ce qui ne s’impose pas de soi-même à la libre intelligence est armé désormais pour la conquête de toute vérité. » (F. Bernard)

Ceci nous amène à la nécessité de combattre le goût du merveilleux et les principes dogmatiques.

« Le goût du merveilleux, écrit H. Le Chatelier, de l’incompréhensible est un besoin irrésistible de l’esprit humain et la source de beaucoup de nos croyances. Si l’homme cesse d’être religieux, au sens strict du mot, il croit aux tables tournantes, aux sorciers, au nombre 13, au quanta, à la relativité, sans, d’ailleurs, essayer, le plus souvent, de comprendre ce que signifient ces mots. Il a la foi du charbonnier ; il croit à quelque chose, mais n’a pas besoin de savoir au juste à quoi. »

Pour combattre cette tendance, il faut apprendre à juger et à raisonner en faisant juger et raisonner des enfants à propos de faits ou d’idées qui ne leur permettent pas — au moins au début de cette éducation — de mêler le sentiment à la raison. L’enfant trouvera, par exemple, sans peine l’absurdité des religions disparues auxquelles les religions actuelles ont emprunté une partie de leurs dogmes.

Il est nécessaire enfin, pour la même raison, de faire connaître aux enfants « l’existence des lois », c’est-à-dire de relations nécessaires entre les différents phénomènes. C’est encore par le travail personnel et manuel que l’on s’assimile le plus facilement cette notion. Un enfant qui se donne un coup de marteau sur les doigts comprend très vite qu’autant de fois il recommencera, autant de fois il se fera du mal. Cette notion peut être développée et précisée par des expériences faciles à réaliser avec les leviers, les poulies. De simples observations qualitatives suffisent même pour reconnaître l’existence des lois. Mettez deux haricots, l’un dans du sable sec et l’autre dans du sable mouillé, le premier ne germera jamais ; il y a donc une relation nécessaire entre la germination et la présence de l’eau.

« Pour entraîner une foi complète au déterminisme, il faut surtout s’attacher à montrer que les lois ne comportent aucune exception. Toutes les fois qu’une même expérience répétée deux fois donne des résultats différents, c’est que, sans nous en apercevoir, nous avons modifié une condition déterminante sur laquelle notre attention n’était pas attirée » (H. Le Chatelier).

En résumé, une bonne éducation intellectuelle tient beaucoup moins à la quantité des connaissances acquises qu’à la façon dont elles ont été acquises. Bien plus qu’autrefois, l’éducateur ne peut songer aujourd’hui à apprendre à son élève tout ce que celui-ci aura besoin de connaître pour la vie. Le meilleur éducateur est celui qui apprend le mieux à l’enfant à se passer de lui, qui le rend le plus capable de chercher la vérité lui-même, soit dans les livres, soit sans eux. Pour remplir sa tâche, il a des obstacles à vaincre, dont nous avons indiqué les principaux (intérêt, croyance, etc.) ; mais il trouve dans la nature de l’enfant, des dispositions spontanées utiles (curiosité, besoin d’activité, etc.) qu’il encourage et dont il assure le développement, car il sait que l’éducation se fait beaucoup mieux en aidant à l’épanouissement des tendances utiles qu’en combattant directement les tendances mauvaises.



Relisons maintenant la définition générale que nous avons donnée de notre idéal éducatif :

« Nous voulons éduquer l’enfant pour qu’il puisse accomplir la destinée qu’il jugera la meilleure, de telle façon qu’en toute occasion, il puisse juger librement de la conduite à choisir, et avoir une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement. »

Il nous reste évidemment à parler de cette partie de l’éducation qui a trait à la liberté et à la volonté des individus.