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ont même, en propre, leurs ébauches nationales. Et ces formes portent en elles déjà le germe, sur de nouvelles bases, de détentes et d’individualisations affranchies… Ce que seront du reste les formes sociales de l’avenir, nous l’ignorons. Et nous n’avons pas, comme les écoles autoritaires, un plan tout prêt pour enfermer l’humanité de demain, pas même de « république coopérative réglée et arrangée d’avance à imposer aux générations encore à naître : l’avenir sera ce que le feront les hommes et les femmes d’alors, selon leurs mentalités et leurs circonstances. Si nous leur léguons la liberté, ils mèneront une vie libre, conditionnée par l’état de choses transformé et amélioré qu’auront produit les progrès de l’intelligence humaine et l’emploi accru des forces naturelles qui en découlera… » (W.C. Owen).

Lucrèce, Hobbes, Locke, Spinoza, etc., regardent la société comme étant d’invention humaine et lui donnent pour fondement quelques-uns l’intérêt, les autres la raison. Plusieurs recherchent sa source dans la précarité reconnue de l’état de nature. La plupart des écoles philosophiques de l’individualisme moderne, avec Nietzsche, Stirner, etc., au nom de l’égoïsme, en dénoncent le mensonge, traitent même le corps social et surtout l’État, son symbole ordinaire, « d’entité métaphysique ». Spencer, Worms, Lilienfeld, Novicow, etc., l’assimilent à un organisme vivant, quelque chose comme une amplification de l’individu. Spencer veut limiter l’intervention de l’État à l’accomplissement des « devoirs de justice ».

Certains, tel Rousseau, voudraient, dans la prime nature retrouvée, renouveler les assises du « contrat social ». Des négateurs repoussent l’opportunité d’une telle reconstitution, même sur des bases rénovées… Au gré des thèses et des philosophies contradictoires, l’individu est tour à tour campé en arbitre suprême de son être ou réduit au rôle de rouage passif, fonction du social souverain. Les théories moyennes interviennent qui, par des dosages nuancés, cherchent une balance entre les unis inconciliés : l’individu et la société, Les individualistes bourgeois (secondés par les économistes à la Leroy-Beaulieu, à la Guyot), exaltent ou récusent à divers titres l’État selon qu’ils placent la société sous l’égide de l’autocratie brutale et avérée ou l’orientent, encore tâtonnante, vers les bases de la démocratie, purement politique d’ailleurs et paravent d’une souple ploutocratie. Ils s’essaient surtout à justifier par les « raisons » d’une prospérité générale (concentrée en quelques mains particulières !) et un faux droit, et de vaines facultés d’accession de chacun à la richesse privée et aux fonctions publiques, les libertés effectives d’un noyau restreint de fortunés, maîtres toujours indétrônés des destinées d’autrui. Certains ont conscience qu’un malaise — auquel il faudra tôt ou tard s’attaquer — paralyse peu à peu, dans la progression ambiante, une société privée (par des inégalités monstrueuses d’effort et de jouissance et l’accès à la vie totale interdit de fait au grand nombre) de la poussée lumineuse de millions d’individus libérés. Mais ils n’osent, — je ne parle pas ici de ceux qui, répudiant leurs origines et le cloisonnement odieux des classes, sont entrés dans l’arène avec les novateurs sociaux — abandonner l’économie (théoriquement caduque et scientifiquement isolée, condamnée enfin par l’équité humaine, mais aux profits pour les leurs encore certains) du capitalisme…



Entre la société (théoriquement presque inconcevable, et, du reste, pratiquement inviable) où rien ne subsisterait de l’individu dans le bloc plein d’une communauté intégralement « unicisée » et, de l’autre, le système qui consiste en l’isolement individuel complet et ne s’évoque que dans le cadre d’une contrée inexplorée avec tous les aléas du sauvagisme, il y a toute une gamme de combinaisons sociales et économiques, plus ou moins

naturelles ou logiques, durables ou éphémères, heureuses ou agitées… Toutes — qu’elles s’en défendent ou non — cèlent en quelque proportion ces éléments constitutifs de communisme et d’individualisme — pôles extrêmes — stériles si on les envisage dans leurs absolus irréductibles, mais, si on considère l’amalgame plus ou moins judicieux, matériaux essentiels, et d’ailleurs inévitables, de tout noyau sociable. Il est évident que l’individualiste isolé, si peu qu’il quitte les régions expurgées du plus petit rapport d’ordre vital ou utilitaire avec autrui pour s’approcher de quelque unité humaine, se réincorpore à quelqu’un de ces systèmes qui, peu ou prou, grossièrement ou habilement, par abandon instinctif ou concertation réfléchie, mêlent le social à l’individuel et accordent à l’un ou à l’autre la prédominance, selon la façon dont on y envisage la structure du corps social et la conception que l’on s’y fait de la satisfaction et de l’importance de ses composants. Des principes hétéroclites et souvent contradictoires, dont certains eurent dans les civilisations disparues leur épanouissement et qui animent encore, diversement, les formes sociales actuelles, président aux assemblages de ces laborieux édifices.

Nous ne ferons pas ici de ces divers systèmes un examen qui aura sa place au mot société, tout comme les anticipations sociales et économiques du communisme et de l’individualisme anarchistes qui ont été jusqu’ici seulement esquissées et non traitées en propre. Nous constaterons seulement que, parmi les systèmes en vigueur (et d’influentes philosophies constructives visent à les défendre plus qu’elles ne les contrecarrent), nul n’est arrivé à assurer à l’ensemble des individus une stabilité satisfaisante. Aucun n’est parvenu, non pas à amener en état d’harmonie, mais même à maintenir en équilibre toutes les portions d’humanité du corps social. Tous n’obtiennent, des individus réunis, la « mécanique » prévue par leur économie que par l’intervention extérieure, la superposition d’un appareil de coercition parfois plus ingénieux que les rouages incohérents dont il assure la coexistence. C’est que, en dehors d’une imperfection manifeste et dont nous ne pouvons dire si elle est davantage le fait d’une barbarie persistante ou du mauvais vouloir, tous, parmi les systèmes existants et d’autres en instance de succession, admettent comme légitime, consacrent par des mœurs et des lois l’inégalité initiale des unités constituantes. Ils en disproportionnent les possibilités vitales d’abord, évolutives ensuite, et impliquent une échelle d’accès aux biens généraux qui est, non seulement pour l’homme mais même pour le producteur, une normale frustration. Et les privilèges qu’ils accordent à des catégories favorisées, ils ne peuvent que par l’ignorance, la terreur ou la violence, en garantir le bénéfice. Tous font appel à la force en mille interventions ouvertes ou dérobées et soutiennent, par de savants ou cyniques artifices, souvent idéalisés de morale, les prérogatives somptueuses de groupes numériquement grêles. La société dont nous subissons l’emprise et dont les caractéristiques s’agglomèrent en « civilisation bourgeoise » a trouvé dans un assemblage politique dont l’État est la clef de voûte, l’arme la plus propre pour conserver à ses appétits le jeu souverain de leurs appropriations. C’est l’armature osseuse d’un régime en lequel n’existe qu’à travers un mensonge flagrant le soutien volontaire des participants dépouillés. Et c’est elle qui assure à un capitalisme boulimique l’adéquate activité des masses rivées à ses services…

Que, d’une part, la domination se relâche, qu’un instant l’appareil répressif s’avère impuissant à maintenir les individualités spoliées, ou que, d’autre part, la notion d’une plus complète individualité s’éveille en l’esprit des opprimés, que le savoir les pénètre, que la peur les abandonne, et la ruée des besoins comprimés aurait tôt fait de disloquer ce corps d’iniquité. Mais les