étapes d’une telle révolte (qui, sans conscience, serait sans lendemain), mais les ébauches subséquentes ne nous intéressent que si à mesure elles ouvrent le chemin de leur vie propre à un plus grand nombre d’individus. Et c’est comme fonction de cette délivrance — délivrance matérielle, intellectuelle, morale, etc. — que les mouvements sociaux, même restreints, et les sociétés nouvelles appellent notre chaleureuse attention, notre aide au besoin, et qu’une éducation préparatoire en doit orienter, dans le sens de nos espérances, les déterminantes. Mais « c’est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement, nous anarchistes ; chaque individualité nous paraît être le centre de l’univers, et chacune a les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d’un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie. » (Élisée Reclus). Et nous n’abdiquons rien de nos revendications idéales et entendons peser en ce sens, sympathiquement chaque fois qu’il est possible, sur les réalisations d’abord, l’évolution ensuite des provisoires sociaux qui peuvent, autour de nous, naître et s’établir.
On a vu déjà — aux mots anarchisme, capitalisme, État, gouvernement, etc., et à travers les multiples mots, choisis d’ailleurs, qui évoquent quelque face du problème individuel et social — que les anarchistes se posent en adversaires résolus de toute forme collective qui poursuit l’extension unilatérale d’une classe avantagée et, en particulier, de « ce faux état social qui attribue à l’un le produit du travail de milliers d’autres. » (Élisée Reclus).
Il n’est pas question de nous illusionner sur la capacité sociale effective de l’éducation spontanée ni sur les vertus totales du catastrophisme révolutionnaire. Ni de prêter à la liberté (terminologie vague qui, dans son absolu, cèle l’autocratisme et nous ramène à la suprématie des forts) un potentiel magique. Socialement parlant, l’anarchie intégrale demeurera d’ailleurs vraisemblablement bien plus tendance que possibilité, idéal plus que système réalisé. Mais tout avènement du socialisme (en ses formes toujours plus dégagées de l’État) s’attaquant à l’unilatéralisme de la propriété, nous semble appelé à favoriser l’essor des individus comprimés dans le capitalisme — comme ils le furent dans le servage — par un labeur annihilant Avec lui s’accusera, nous l’espérons, une détente à mesure plus marquée. « Le socialisme, d’ailleurs, n’est sans doute qu’une des phases de l’humanité. La mentalité inférieure de la masse bourgeoise ou plébéienne nous réduit seule à la nécessité de certaines contraintes sociales… Le premier besoin de justice satisfait, l’esprit de liberté réclamera sa part. Et, tour à tour épris de plus de justice et de plus de liberté, oscillant des prêcheurs de communisme aux prêcheurs d’anarchie, l’homme social toujours rencontrera de nouveaux domaines pour son initiative indépendante ou associée. » L’anarchie n’est pas strictement à nos yeux le « système politique et social où l’individu se développe librement, émancipé de toute tutelle gouvernementale » qu’elle apparut à ses débuts. Elle n’est pas pour nous, comme pour certains des nôtres et souvent pour la foule, un organisme virtuellement réalisé — quelque chose comme « la société du bon plaisir » — que ses constructeurs tiennent en réserve pour le lendemain du « Grand Soir ». L’anarchie est moins une doctrine d’ailleurs qu’une aspiration, et nous ne nous enfermons pas, à proprement parler — ce mot pris dans son sens étroit de système — dans quelque « société anarchiste ». L’anarchie est surtout l’esprit, et la force au besoin, qui doit sans relâche, dans les pré-révolutions comme aux heures de réédifications, vivifier d’une part les philosophies et les sociétés nouvelles, et toujours, d’autre part, faire obstacle à ce que l’individuel soit offert en holocauste au social ou à quelque portion
Que fera l’anarchisme en face du social ? Il n’y a pas de milieu. Ou nous aimerons jusque chez autrui l’individu accru et nous sauvegarderons sa liberté, ou nous tournerons vers nos centres d’aveugles regards, et se réorganiseront autour de nous, contre nous, « les libertés de barbarie ». De l’individu qui s’efforce à nos côtés, nous serons l’associé et coopérerons, dans la « réforme économique » accomplie, à cette « réforme mentale » dont nous cueillerons aussi ensemble les fruits. La liberté multipliée n’est pas, ne peut pas être la stagnation de la pensée. Elle est la cage ouverte aux esprits emmurés. Songez à « ces libres Hellènes qui furent nos devanciers et sont encore nos modèles. » (É. Reclus). Parmi les hommes libérés, l’homme, d’une aile plus sûre, reprend son vol. Mais si « contre tous les partis les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté » (Kropotkine), on ne peut s’attendre, si l’avenir sourit à leurs espérances, qu’ils laisseront se reformer derrière eux ces « libertés d’oppression » dont ils eurent tant de peine à triompher. Nous voulons dégager l’individu naissant « qu’un destin mauvais jette en pâture à la violence des forts » et ne pouvons admettre qu’il soit repris par des coercitions de maturité. Nous ne pouvons — prudence, intérêt, bonté, égoïsme, altruisme, ce que vous voudrez — abandonner le frère humain au carnassier à peine assoupi dans les ténèbres de l’homme et qui ne peut manquer, au réveil, de ranimer sa griffe si se désintéresse notre vigilance… Se plaindre que « l’action collective amoindrira l’individu par quelque diminution de liberté, c’est réclamer en faveur de la liberté du plus fort, qui s’appelle l’oppression. »
Certes ceux qui, parmi les nôtres, à tort ou à raison, regardent le communisme le plus étendu comme l’atmosphère et le cadre les plus propres au jeu fécond des individualités, ne peuvent le considérer comme une fin, ni s’y figer dans un dogme. Ils ne cessent pas — ils ne peuvent pas cesser — d’être à la recherche de conditions meilleures peut-être. La préoccupation du « mi-