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rions aborder ici l’étude détaillée de la nature et de l’origine des concepts. Entre les idées, l’esprit perçoit des rapports et les affirme ; d’où le jugement qui se traduit par la proposition. Ainsi je dirai d’un homme qu’il est grand, d’une rose qu’elle est rouge, opérant, grâce au verbe « est », une liaison entre homme et grand, rose et rouge. Dans le raisonnement l’intellect établit un rapport non plus entre des idées simples mais entre des jugements ; de ce que tout homme est mortel je conclurai, par exemple, que tel personnage étant homme, doit lui aussi mourir. La science, création typique de l’intelligence, est ainsi réductible à un système de concepts, de jugements et de raisonnements ; dans les mathématiques tout se ramène en définitive à l’affirmation d’égalité ou d’inégalité entre les nombres ou les figures ; les sciences expérimentales aboutissent à des lois traduisant en formules, aussi précises que possible, les rapports qui relient les phénomènes-causes aux phénomènes-effets. Mais jugements et raisonnements, pour nous sembler valables, doivent eux-mêmes obéir à des principes supérieurs dont l’ensemble constitue la raison. Déductions logiques et mathématiques, dont la vérité consiste dans l’accord de la pensée avec elle-même, restent sous l’entière dépendance du principe d’identité et de ses corollaires immédiats. Si tous les corps abandonnés à eux-mêmes tombent, je puis, en vertu de ce seul principe, déclarer légitimement que tel corps particulier abandonné à lui-même tombera : en effet, ce corps particulier était implicitement et nécessairement compris dans tous les corps. Si le parallélogramme est réductible au rectangle et s’il est décomposable, par ailleurs, en deux triangles, il en résulte que la formule permettant de calculer la surface du rectangle s’applique au triangle, à condition d’y joindre la division par deux ; de même le cercle étant décomposable en triangles à base infiniment petite pourra utiliser la formule applicable au triangle, la hauteur commune étant le rayon et la somme des bases la longueur totale de la circonférence. J’arrive à construire la géométrie grâce à des substitutions de figures équivalentes, l’arithmétique et l’algèbre grâce à des substitutions de nombres ou de lettres, symboles de nombres indéterminés. Le principe d’identité, suprême norme de la déduction, vaut en réalité pour toute pensée logique ; mais dans les sciences expérimentales interviennent d’autres principes, en particulier ceux de causalité et de déterminisme universel. Biologistes, physiciens, chimistes, etc., n’observent les faits que pour découvrir les lois explicatives de ces faits, leurs rapports de production ; c’est ainsi que l’ascension du mercure dans le tube barométrique fut rattaché à la pression atmosphérique, la rage à la présence d’un microbe, etc., etc. Découvrir les causes des phénomènes encore inexpliqués, voilà en quoi consiste essentiellement la recherche scientifique : causes que l’on se refuse à placer aujourd’hui hors du plan expérimental. Le principe du déterminisme précise la causalité en affirmant que, dans les mêmes conditions, les mêmes antécédents sont toujours suivis des mêmes conséquents. Si la chaleur dilate le fer aujourd’hui, elle le dilatera encore demain et en dix ans, et en un siècle, pourvu que les conditions de pression, etc., soient semblables. A la base de toutes les lois formulées par les savants se trouve l’affirmation implicite du déterminisme. D’autres principes existent, celui de substance qui, sous le changement, nous pousse à supposer le permanent ; celui de finalité, dont les théologiens abusèrent outrageusement, pour étayer leurs rêveries, et que la science positive rejette. Régulateurs de nos opérations logiques ils constituent les lois fondamentales, l’ossature en quelque sorte, de l’esprit humain ; mais la relativité de plusieurs, de la finalité par exemple, éclate manifestement. Ajoutons que, des moins contestés même, les métaphysiciens font un usage singulièrement fantaisiste : ainsi

de ce que tout a une cause ils concluent sans sourciller que le monde doit en avoir une : Dieu. Or Dieu c’est par définition, l’être qui n’a pas de cause. Alors que le principe de causalité obligerait à remonter d’effets en effets, sans arrêt possible, ils en déduisent l’existence d’un être qui, lui, n’est causé par rien. Contradiction ruineuse pour l’argument le plus capable de faire admettre l’existence d’un Dieu.

Les philosophes sont d’ailleurs loin de s’entendre sur la valeur des idées, jugements, raisonnements, principes, dont l’ensemble constitue notre intelligence. Platon n’accordait qu’une importance secondaire et médiocre à la perception sensible, exaltant, par contre, outre mesure, la connaissance par les idées. Ces dernières réalités véritables et modèles de tout ce qui existe furent contemplées par notre âme dans une existence antérieure ; ici-bas, elle s’en souvient à l’occasion des choses sensibles, vagues ombres qui ne rappellent que de loin les splendeurs du monde intelligible. Aristote plus positif, voit dans l’intellect la faculté de concevoir l’universel, mais continue de l’élever au-dessus des simples données des sens. Leurs successeurs admirent comme un principe indiscutable la supériorité de l’idée sur la sensation. Ni les scolastiques ni Descartes ne devaient mettre en doute le primat de la connaissance intellectuelle, base commune de leurs systèmes, par ailleurs très opposés. Dès avant Socrate, Héraclite avait pourtant proclamé que tout est changement et multiplicité, ce qui conduit à préférer la richesse du devenir sensible à la pauvreté de l’idée immuable. Les sceptiques, eux aussi, se défiaient de l’intelligence, car ils ne croyaient pas l’esprit humain capable de connaître avec certitude. Conciliant ses tendances mystiques avec l’idéalisme de Platon, Plotin admettra plus tard qu’au-dessus de la pensée discursive et de la logique ordinaire, il y a place pour une connaissance intuitive : l’extase. Cette doctrine contient en germe des vues reprises par Bergson et les anti-intellectualistes contemporains. Kant aborde le problème sous un autre aspect et se demande si l’esprit perçoit les choses telles qu’elles sont ou s’il les perçoit à travers des formes a priori que la sensibilité et l’entendement leur imposeraient. Après de savantes analyses, il arrive à penser que, tel un miroir déformant, notre intelligence mêle indissolublement sa propre nature à celle des choses et que le monde n’est perçu qu’à travers les lois de l’esprit. Enfin de nombreux philosophes, dont les plus marquants sont Bergson et James, ont entrepris, à notre époque, de rabaisser la connaissance intellectuelle au profit de l’expérience sensible, de l’instinct, de l’intuition psychologique, parfois de l’utilité et de l’action. Comme ils se firent, non sans adresse, les défenseurs des croyances religieuses, qui croulaient de toute part sous les coups du rationalisme, leur succès fut grand. Il ne fut pas durable et la vogue des doctrines anti-intellectualistes paraît sur son déclin. Selon Bergson, l’intelligence humaine est essentiellement pratique, elle a pour but non la connaissance désintéressée mais l’action ; fabriquer des instruments, inventer des moyens en vue de réaliser une fin donnée, se mouvoir au milieu des solides, voilà son triomphe ; ne lui demandez pas de saisir le réel, d’atteindre l’imprécision fuyante du devenir, de comprendre la vie créatrice de nouveauté. L’idée appauvrit singulièrement la richesse du donné sensible, elle découpe artificiellement dans la trame continue de la conscience ou du monde extérieur, elle stabilise ce qui change éternellement ; malgré son utilité pratique incontestable, et justement à cause de cette utilité, elle nous empêche de saisir le réel en profondeur. Contre la science valent les mêmes reproches : Leroy, un disciple de Bergson, ira jusqu’à prétendre que le savant crée le fait qu’il observe, que les lois qu’il formule sont aussi arbitraires que les règles du tric-trac ou d’un