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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/434

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autre jeu, et que les principes généraux de nos sciences sont de simples lois artificiellement placées au-dessus de toute discussion. Pour connaître, l’esprit doit se déprendre des habitudes utilitaires, des formes spatiales et numériques qui encombrent la surface du moi ; par un effort vigoureux il faut qu’il plonge, au-dessous de la croûte superficielle des états d’âme solidifiés, jusqu’à la source jaillissante où la conscience n’est plus qu’un indistinct devenir. C’est le coup de sonde de l’intuition, dont les bergsoniens disent merveille, mais en affirmant que les vérités qu’elle découvre ne peuvent être traduites par le langage, instrument de l’intelligence et qui en a tous les défauts. James et les pragmatistes s’accordent avec les précédents pour critiquer la logique, le langage, la raison, mais à l’intuition ils substituent l’étude des expériences religieuses, spirites, etc., dont le savant fait peu de cas.

Sans doute l’idée est moins riche que la sensation, et la sèche logique aurait tort de prétendre retenir toute la complexité du réel. Mais, parce qu’un portrait n’a ni le mouvement, ni la vie du modèle, doit-on conclure qu’il est sans valeur ? Que l’idée appauvrisse les perceptions des sens, qu’elle retienne seulement quelques caractères communs, c’est vrai ; pour fruste que soit le dessin qui subsiste, il suffit cependant à nous faire reconnaître les individus du genre considéré. Et si la parole, instrument impersonnel d’expression, ne peut rendre les nuances infinies de la pensée, elle traduit sommairement du moins l’essentiel de nos concepts et de nos désirs. Le savant, soucieux d’objectivité, élimine la qualité pour s’en tenir à la quantité, il mesure, pèse, précise ; disons qu’il traduit le fait brut en langage scientifique, mais c’est une gageure de prétendre qu’il crée de toutes pièces le fait scientifique. Comparer les lois qu’il découvre aux règles du trictrac paraît non moins inadmissible ; c’est en vain que je fixerai arbitrairement le point de fusion du fer à 100, 200 ou 300°, la nature ne me suivra pas ; au contraire, je puis modifier les règles du trictrac, sans que le jeu devienne impossible. Si la loi scientifique nous permet d’agir efficacement, si elle est utile en pratique, c’est qu’elle implique une certaine conformité avec le réel ; de sa relativité manifeste ne concluons pas au caractère purement artificiel. Quant à l’intuition, qui nous ferait atteindre l’âme et Dieu, donnant une base expérimentale aux vieilles rêveries des métaphysiciens, elle a ouvert à Bergson les portes de l’Académie et lui vaut la faveur des écrivains bien-pensants ; ce fut son résultat le plus certain. En voyant les flirts qu’il entretient avec les catholiques, de même qu’un autre professeur de philosophie en Sorbonne, membre de l’Institut et du Conseil central de la Ligue des Droits de l’Homme, dont j’ai personnellement expérimenté la mauvaise foi, on peut se demander si ces deux penseurs israélites ne sont pas des arrivistes avant tout. Les phénomènes spirites, l’extase religieuse, chers à James, sont d’ordre physiologique et relèvent de la médecine mentale. Ceux qui comptaient sur le mouvement anti-intellectualiste pour arrêter les progrès de la science et fortifier la tyrannie des Églises en sont aujourd’hui pour leurs frais. Accordons-leur le mérite d’avoir insisté sur la haute valeur de la connaissance sensible et sur les faiblesses de la logique considérée comme source exclusive du savoir.

Mate quelle place donner à l’intelligence dans une vie harmonieusement équilibrée ? Jean-Jacques Rousseau s’en défiait, constatant que ses créations essentielles, arts, sciences, lettres, dissimulaient mal les chaînes pesantes dont la société charge les individus. Fuir la civilisation corruptrice, revenir à l’état de nature tels sont ses thèmes favoris ; beaucoup parmi les meilleurs esprits partagent cette manière de voir. Pour des motifs bien différents, les pires ennemis de l’intelligence ce furent les théologiens ; surtout ceux de

la Rome catholique qui finirent par prétendre au monopole de la vérité. Entre leurs mains, science et philosophie devinrent les servantes du dogme ; durant des siècles, toute parole indépendante valut à leur auteur la prison ou le bûcher. Quant au peuple on le laissa intentionnellement croupir dans une ignorance profonde ; les fidèles devaient croire le prêtre sur parole, et de la Bible même ils ne pouvaient détenir que des exemplaires tronqués. Contrainte à quelques concessions par l’incrédulité moderne, l’Église cherche toujours à étouffer la pensée indépendante, par la force quand elle est maîtresse, dans des embûches hypocrites quand elle ne l’est pas. Cette crainte de la libre recherche et d’un savoir approfondi, elle éclate déjà dans le mythe de la désobéissance de nos premiers parents ; si Adam et Eve furent chassés du paradis terrestre c’est pour avoir mangé le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. L’Évangile exalte la foi des simples, proscrit la réflexion, blâme l’apôtre Thomas de n’avoir cru qu’après avoir vu, s’indigne contre ceux qui veulent scruter les secrets divins. Aussi l’Église exige-t-elle un aveugle acquiescement à toutes les sornettes qu’il lui plaît de dire ; le vrai chrétien doit répondre amen, les yeux fermés. Quant à la prétendue science des prêtres, elle se borne à retenir, de mémoire, le long chapelet des dogmes proclamés par les conciles, ainsi que des passages de l’Écriture. Une vaine érudition, des raisonnements pleins de partialité, une éloquence superficielle masquent l’absence, de réflexions profondes et de pensées cohérentes. Après la mort les élus se figeront, parait-il, dans une contemplation sans fin de la Trinité, mais sur terre il n’y a place que pour la foi aveugle ou les élucubrations très chrétiennes de théologiens radoteurs.

A l’inverse, certains penseurs ont accordé à l’intelligence une incontestable primauté. Pour Socrate, l’homme ne faisait le mal que par ignorance ; la science était génératrice de vertu ; connaître le bien déterminait à le vouloir. Aristote plaçait la souveraine perfection et le suprême bonheur dans la contemplation des vérités éternelles ; les vertus pratiques, juste milieu entre des tendances contraires, restaient inférieures aux vertus spéculatives. Le dilettantisme de Renan accorde aussi le premier rang à l’intelligence. Tout voir, tout comprendre si possible, ne négliger aucun des spectacles offerts par le monde, aucun des systèmes inventés par l’esprit, aucune des beautés créées par l’art, voilà le but de l’existence, du moins la meilleure façon de l’utiliser. Et le philosophe de Tréguier ajoute, avec un sourire, que notre curiosité, toujours en éveil, fera bien d’être accueillante aux conceptions les plus contraires. Victor Hugo affirme « qu’ouvrir une école c’est fermer une prison » ; cette phrase résume non seulement les idées du poète, mais celles des principaux promoteurs de l’enseignement contemporain. Ils ont cru que la science rendait les hommes meilleurs, que l’énergie de la volonté était proportionnelle aux clartés de l’intelligence, que le cœur s’harmonisait toujours avec l’esprit. Aussi n’ont-ils songé qu’à bourrer le cerveau des enfants de connaissances mal digérées ; étouffant les aspirations personnelles et l’instinct créateur, oublieux aussi du sentiment et de la volonté. L’expérience leur a donné un démenti cinglant ; et nos réactionnaires ont trouvé là un prétexte excellent pour dénigrer la science et vanter la religion. Comme si les peuples chrétiens n’étaient pas les plus corrompus ! En fait, cœur et caractère ont une importance non moindre que l’intelligence ; les découvertes scientifiques permettent de multiplier la douleur humaine comme de l’amoindrir, témoin les massacres effroyables des dernières guerres ; les grands criminels, décorés par l’histoire du nom de conquérants ou d’habiles politiques, ne manquèrent souvent pas de génie. Savoir et talent deviennent entre les