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saurait exister sans le criminel. La lutte de tous contre tous crée un titre de légitimité relative à l’État chargé de veiller à ce que les hommes se dévorent entre eux selon les règles, les convenances et les lois. L’expropriation des moyens de production et la misère sont la condition préalable de l’industrie capitaliste. Il faut chasser l’artisan de son atelier, le paysan de son lopin de terre pour que l’industrie trouve « des bras ». Le « moraliste » anglais Bernard de Mandeville a prêché ouvertement la misère et l’ignorance du peuple dans le but d’assurer de la chair à exploitation au régime capitaliste. Nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les contradictions dont vit et dont, certainement, mourra le régime capitaliste. » (Ch. Rappoport).

Puisque l’appropriation individuelle du sol et des instruments de travail, dresse constamment les individus les uns contre les autres ; puisque ce mode d’appropriation est cause des guerres, des grèves, des famines, de la misère psychologique et physiologique ; puisque l’intérêt de chacun est sans cesse contraire à celui de tous : abolissons la propriété individuelle du sol et des instruments de travail. Que le capital amassé par les générations qui nous ont précédés et que le sol soient la propriété de tous, l’immense réservoir où les producteurs viendront puiser la vie et la liberté.

Que l’individu, débarrassé du souci de payer l’intérêt ou de crever, laisse grandir en lui ses tendances à la sociabilité, à l’amitié, à l’amour, que ne terniront plus les vils calculs du tant pour cent.

Grandissant dans un milieu ainsi rénové, l’intérêt moral disparaissant avec l’intérêt matériel, l’homme apparaîtra sur la scène du monde nouveau, noble et moral (voir Morale) et il jettera un regard effaré sur l’histoire qui montrera ses ancêtres du xxe siècle, lâches, vils, rampants, vénaux, agenouillés devant le veau d’or et les sacro-saints principes de l’Économie Politique. — A. Lapeyre.

INTÉRÊT. L’intérêt, que l’on a défini la plus grosse somme possible de plaisir pendant le plus de temps possible, ne saurait se confondre avec l’insouciante moisson de joies que préconisa l’hédonisme. « Cueille le moment qui passe sans crainte des conséquences, sans préoccupation d’avenir », dit ce dernier ; « repousse les plaisirs dangereux, accepte les douleurs fécondes », affirme le premier, soucieux du lendemain plus que du jour actuel. « Pourquoi assombrir le présent, puisque, maître de l’instant qui s’écoule, tu ne l’es plus de la minute qui suivra, reprend l’hédonisme : imite l’oiseau qui chante, les mois d’été, sans penser au sombre hiver. » Et l’intérêt de répondre : « Tu as la raison pour prévoir ; ce qui est naturel à l’animal stupide ne l’est pas à l’homme intelligent. Malgré son goût exquis, comment ne pas repousser le poison qui donne la mort ? Comment ne pas accepter la médication pénible qui raffermit la santé ? » De ce désir d’accroître la somme totale de nos joies, par un judicieux calcul de la raison, naquit l’éthique utilitaire. Son histoire est jalonnée de quelques grands noms. Épicure conseille un choix, un tri entre les plaisirs ; s’il écarte les plaisirs en mouvement, ceux que procurent les passions orageuses, c’est en prévision de leurs résultats coutumiers ; s’il préfère les plaisirs en repos, la joie négative de ne point souffrir, c’est qu’ils ne comportent point de conséquences douloureuses. Et ce sage, qu’une tradition séculaire qualifie de dissolu, s’en tenait à la seule satisfaction des désirs naturels, repoussant tous les besoins artificiels, comme l’amour des richesses, des honneurs, etc. Parmi les croyants, qui volontiers l’injurient, combien admettraient qu’avec un pain d’orge et de l’eau ils puissent atteindre au bonheur parfait ; c’était le cas de ce singulier débauché. Par contre, il attachait un prix incalculable à l’amitié, source de joies saines et

fécondes ; prélude aux efforts des utilitaristes contemporains pour montrer qu’un accord nécessaire relie l’intérêt des individus à celui des collectivités. Hobbes, Lamettrie, Helvétius, d’Holbach, Volney placent également la suprême norme de l’activité humaine dans l’intérêt personnel. Bentham mérite qu’on examine ses idées ; il établit une arithmétique des plaisirs. Chaque joie doit être considérée à plusieurs points de vue : durée, intensité, pureté, conséquences, etc. ; et l’on traduit en chiffres la valeur positive ou négative qui correspond à chacun d’eux. Une simple addition permet ensuite d’apprécier les plaisirs en eux-mêmes, comme aussi de les classer dans la hiérarchie constituée par leur ensemble. À la lumière d’un tel calcul, l’ivrognerie apparaît désastreuse et la tempérance excellente. Bentham insistait de plus sur l’étroite solidarité qui fait dépendre le bonheur de chacun du bonheur de tous : quand la ruche est prospère, chaque abeille s’en trouve mieux. Aussi veut-il que l’éducateur revienne souvent sur l’identité de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif ; dans l’espoir de faire naître ainsi, chez les enfants, des habitudes altruistes.

Stuart Mill introduit une autre distinction entre les plaisirs, celle de la qualité : plaisirs du corps et plaisirs de l’esprit, joies sensuelles et satisfactions morales ne peuvent être mises sur le même plan. Science et bonté sont supérieures infiniment aux sensations toujours grossières que procure le plus fin repas. « Mieux vaut être, déclare le philosophe, un homme malheureux qu’un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu’un imbécile satisfait ». Quant à la naissance des sentiments désintéressés, Stuart Mill l’explique par la loi, si importante dans son système de l’association des idées. De bonne heure l’enfant s’aperçoit qu’il doit tenir compte de ses semblables ; adulte il comprendra mieux encore qu’il a besoin d’autrui. Pour s’éviter des ennuis, pour obtenir leurs bonnes grâces, il se montrera donc agréable avec ceux qui l’entourent ; puis il oubliera les conséquences et aimera les autres de façon désintéressée. Ainsi l’avare, en amassant de l’or, songe d’abord aux biens qu’il procure, avant de l’aimer pour lui-même. Spencer, à qui n’échappe pas la faiblesse des arguments de Stuart Mill, voit dans l’altruisme une acquisition non de l’individu mais de l’espèce ; acquisition que fortifie, de plus en plus, l’adaptation au milieu et que transmet l’hérédité. Au début de l’humanité régnait l’égoïsme pur, chacun ne songeait qu’à soi-même, indifférent au bonheur d’autrui. Mais les exigences de la vie en société, les répercussions fâcheuses que pouvaient avoir pour tous le malheur de quelques-uns, la solidarité dans les joies et les douleurs communes, conduisirent les individus à s’occuper de leurs semblables. Des habitudes, transmises héréditairement, ont surgi dans l’espèce : habitudes qui ne sont plus totalement égoïstes, puisqu’elles supposent une indéniable bienveillance pour nos compagnons humains, mais qui ne sont pas encore complètement désintéressées puisqu’elles ne vont pas jusqu’à l’oubli de soi. D’où une époque égo-altruiste, la nôtre ; dans un avenir sans doute bien lointain, l’égoïsme éliminé laissera maître le seul altruisme : ce sera l’âge d’or sur notre planète. Selon Spencer, l’égoïste, mal adapté à la vie sociale, doit en effet disparaître en vertu des lois générales de l’évolution. Ainsi s’achèverait l’identification entre l’intérêt des individus et celui des collectivités.

Malheureusement ce qui s’avère certain, dans nos sociétés, ce n’est pas l’accord de l’intérêt général avec l’intérêt particulier, mais leur opposition. Ce qu’on dénomme intérêt général n’est que l’intérêt des gouvernants, des riches, des prêtres, en un mot du groupe parasite qu’on appelle, en style académique, l’élite dirigeante. Contre lui le travailleur, l’homme libre, ne s’élèveront jamais avec trop d’énergie ; affublé d’ori-