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EGO
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son moi à un autre moi ! Honte à ce misérable mensonge psychologique qui a eu jusqu’à présent le verbe si haut dans l’église et dans la philosophie infestée de l’Église ! (La Volonté de puissance (Mercure de France), Nietzsche.)

« Quelle sera la tâche que je me proposerai dans ce livre ? (La Volonté de puissance.) Ce sera peut-être aussi de rendre l’humanité « meilleure », mais dans un autre sens, dans un sens opposé ; je veux lui dire de la délivrer de la morale, et surtout des moralistes — de lui faire entrer dans la conscience son espèce d’ignorance la plus dangereuse… Rétablissement de l’égoïsme humain ! »

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Un croisade pour le rétablissement de l’égoïsme ? Certes, elle est urgente ; il n’est que la santé épicurienne pour nous débarrasser de l’incohérence et de l’hypocrisie actuelles. Les milieux les plus avancés sont infestés de christianisme, l’abnégation — genre d’égoïsme accidentellement utile aux autres — reste la vertu par excellence ; on oublie que le « devoir » est relatif au but que l’on se propose, et qu’en renonçant au but, on se libère en même temps de toute obligation. Je fais de la propagande, parce que la misère et la bêtise ambiantes impressionnent, menacent, enlaidissent ma vie ; je ne bois pas d’alcool… parce qu’il détruit l’intelligence ! Aux uns des jouissances matérielles, aux autres le « raffinement » ; à chacun son plaisir…

Amener les gêneurs à partager ses ambitions, les entraîner vers des résolutions répondant à ses desseins, cela s’appelle « faire de la propagande ». La foule aime la dépendance qui lui épargne la responsabilité ? L’anarchiste, lui, aime la liberté, au point que, malgré sa répugnance, il tente souvent de l’inciter à l’effort libérateur ; de ses victimes, il se fait des allies ! Égoïsme ? Altruisme ? — « Il faut d’abord, endre les moralistes ! »

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Détruire l’hypocrisie qui la cimente, — montrer les mobiles intéressés de toutes les actions — c’est peut-être désagréger irrémédiablement la société. Mais qu’importe ? Quoi qu’en dise Le Dantec, ce malthusianisme planétaire vaut mieux que des sociétés « mal venues ». Apres avoir détruit, simplement en les expliquant, la valeur logique des notions métaphysiques — Dieu, Droit Loi, etc., — ce savant — Crainte de l’Inconnu ? Inconscient vertige ? — ce savant justifie l’ « hypocrisie nécessaire » au maintien de la société, avec toutes ses conséquences. (L’Égoïsme (Flammarion), Le Dantec.) Mais pourquoi continuer si le mal est sans remède ?

Que le cynisme — égoïsme sans masque — détruise la société, rien n’est d’ailleurs moins certain. Il ne peut guère s’y propager que par un lent processus, et qui sait si la société ne s’y adaptera pas à la longue ? La vie a le temps, ses formes sont innombrables et imprévisibles : qu’elle accomplisse elle-même ses destinées… Quant à nous, soucions-nous de la nôtre ; l’ « Avenir » n’y peut rien perdre : des vivants jouissant de leur vie, n’est-ce pas la une magnifique leçon de choses pour les générations futures ? — L. Wastiaux.

ÉGOÏSME. Amour de soi. Telle est la définition conforme à l’étymologie. L’amour de soi n’est pas un sentiment condamnable, mais un sentiment nécessaire, tant qu’il se traduit par le souci de notre conservation, la recherche de ce qui est susceptible de nous rendre heureux et de nous éviter de la douleur, sans toutefois mettre en péril le droit et la faculté, pour autrui, de se comporter identiquement, en vue des

mêmes avantages. Faute d’un minimum de sollicitude à l’égard de notre personne, la lutte pour l’existence perdrait sa raison d’être, les associations seraient dépourvues d’objet, et la vie elle-même deviendrait un bien méprisable. Considéré sous cet angle, l’amour de soi — volonté de vivre et d’être heureux parmi des heureux — est profitable à la fois à l’individu et à la société, sans dommage pour cette dernière.

Mais il n’en est plus de même lorsque la préoccupation de conserver notre existence, et de nous ménager des félicites sensuelles, se développe jusqu’à nous rendre indifférents à l’égard des souffrances et des deuils qui pourraient en résulter autour de nous. Loin de favoriser l’harmonie entre les humains, une telle déformation est éminemment destructrice de la confiance mutuelle et de la solidarité. Elle aboutit en retour, non sans fréquence, au pénible isolement ou à la mort de l’individu dont venait tout le mal.

Ainsi se trouve une fois de plus démontré que, de l’exagération d’une qualité, peut surgir un défaut. Rendus excessifs, l’amour-propre engendre la vanité ; l’économie détermine l’avarice ; la bonté se mue en faiblesse ; la prudence en lâcheté ; le calme en froideur. Cependant, alors que, dans chacun des cas ci-dessus, la langue met à notre disposition, deux mots non douteux, l’un pour désigner la qualité, l’autre, le défaut correspondant, il est à remarquer qu’il n’en est pas de même pour ce qui présentement nous occupe.

Est-ce parce que la religion chrétienne, ayant prêché l’abnégation, le moi a été rendu haïssable jusque dans ses aspirations les plus légitimes ? À part égotisme, peu usité, et qui se confond presque avec égoïsme, il n’est pas de mot synthétique pour désigner avec avantage ce qui, dans l’amour de soi, représente un ensemble de qualités utiles, sans opposition avec la morale rationnelle, et qui sont : la fierté, le désir de plaire, l’exaltation de la personnalité, le goût de l’indépendance, le culte raffine des qualités propres, la combativité pour la défense des droits.

Le mot : égoïsme, dans le langage courant, n’est utilisé qu’avec un sens péjoratif, c’est-à-dire pour désigner l’ensemble des défauts qui résultent de l’exagération des caractères ci-dessus. Il signifie : Recherche des satisfactions personnelles sans souci des conséquences pour autrui. Et, s’il cessait d’être à notre disposition pour désigner cet état d’esprit peu louable, il faudrait en inventer un autre pour le remplacer.

Cette insuffisance de la langue est cause de confusions dangereuses : Des personnes devant lesquelles on fait l’éloge de l’égoïsme, par opposition à la résignation chrétienne, s’en trouvent avec juste raison scandalisées, en raison de la signification particulière que l’on accorde à ce terme. D’autres personnes, persuadées qu’une part d’égoïsme bien compris est chose rationnelle, en arrivent à faire de lui un système exclusif ; elles franchissent, sans qu’aucune limitation du sens des mots les mette en éveil, la frontière qui sépare l’amour de soi noblement conçu, de son ombre, ou de sa caricature : l’égoïsme antisocial, et poursuivent dorénavant comme le moyen de l’union des hommes ce qui, en réalité, contribue à l’entretien, parmi nous, des mœurs de la jungle.

Si le mot égoïsme doit demeurer seul en notre vocabulaire pour exprimer à la fois le contenu de ce qu’il signifie de juste et de moins excellent, ou même de détestable, sans doute serait-il nécessaire de distinguer entre l’égoïsme raisonnable et l’égoïsme inhumain, entre celui qui fait bon ménage avec l’altruisme — cette recherche du bonheur personnel dans le bonheur commun — et celui qui mène contre lui la guerre, à moins qu’il ne s’en serve comme d’un masque séduisant. — Jean Marestan.