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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/474

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IVR
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C’est donc l’intelligence, la dernière venue dans l’ordre des acquisitions humaines, qui est le plus gravement altérée.

Mais presque aussitôt, et comme corollaire, la sentimentalité déborde. Tenue en laisse en temps normal, par l’intelligence et le jugement en éveil, elle tend à occuper le premier rôle. L’ébrieux fait du sentiment et trahit son être intime. Ses dispositions prédominantes sont livrées en pâture à la galerie. Il n’a plus rien de secret ; il se livre au premier venu. Dans cette seconde phase (phase sentimentale), l’ébrieux est de moins en moins son maître ; c’est le moment où il accumule les sottises irrémédiables. Il continue du reste à faire illusion ; s’il est poète, il éjecte les productions les plus clinquantes ; s’il est matériel, il se fait hardi dans ses épanchements. L’ébrieux vit comme dans un rêve, et, en fait, l’ivresse est un rêve éveillé. Ce qui fait que certains sujets s’y complaisent, c’est qu’ils s’y reconnaissent dans leur état véritable. Le vernis intellectuel une fois disparu, le frein du contrôle une fois brisé, le sujet se sent tout à fait à l’aise en présence de son moi profond où il vit passionnément, sans gêne, sans responsabilité, où il se voit plus libre. Le vrai moyen de croire à la liberté et de se donner l’illusion qu’on est libre est de s’enivrer. Or c’est justement le temps où l’on est le moins libre.

Bien près du sentiment est la sensation pure et simple. Elle gît à un étage inférieur et voisine avec l’instinct. C’est la phase purement sensorielle et instinctive de l’ivresse. Le sujet y devient avide de joies purement matérielles et bestiales. La déchéance est donc plus profonde. La sentimentalité, quoique déséquilibrée, peut s’épanouir encore en des régions plus élevées ; mais la sensation ne saurait viser bien haut. C’est une période où le simple réflexe en est le grand maître. L’acte est la conséquence d’un court-circuit, il est très vite la conséquence du désir.

Et enfin, de déchéance en déchéance, voici la paralysie complète qui s’installe. Progressivement la vie a quitté le cerveau pour se réfugier du côté du bulbe et de la moelle. Le vertige ne permet plus au sujet la station verticale ; l’équilibre physique est rompu ; la stupéfaction va jusqu’à la somnolence, jusqu’à l’hypnose complète. Le sujet, frappé d’un sommeil invincible, s’écroule anéanti, sans conscience, comme sans souvenir. Des signes physiques sont aussi survenus : phénomènes congestifs, vomissement, stertor, troubles respiratoires et circulatoires. Cet état de mort apparente peut durer quelques heures. En certains cas on a vu la mort survenir.

Telles sont les phases essentielles de ce redoutable état morbide que les marchands de poisons ont encore le courage de célébrer et que nombre d’humains ont encore la faiblesse de se procurer.

Tous les poisons de l’intelligence, à quelques symptômes près qui leur sont propres, engendrent la même ivresse. C’est une règle clinique. L’opiomane, le morphinique, le cocaïnique ne diffèrent pas de l’alcoolique.

Certains observateurs se sont plu à décrire des ivresses toxiques. Singulier abus des mots. Ne dirait-on point qu’il peut y avoir des ivresses qui ne sont pas toxiques ? En fait, ils ont été frappés par la proéminence de certains symptômes, plus accentués chez certains sujets que chez d’autres : telles que l’agitation incohérente (ivresse maniaque), l’impulsivité (troisième période) ou ivresse impulsive, ou la floraison imaginative (ivresse délirante). L’amour de la description analytique peut aller très loin, étant donné qu’il n’y a point deux ivrognes qui se ressemblent tout à fait. Chacun met sa propre estampille sur sa folie momentanée.

La notion d’ivresse seule est sortie très pure de toutes les descriptions. Et c’est là qu’il convient de se tenir si l’on veut apprécier ce grand danger à sa vraie valeur

et s’en affranchir par la prudente abstention volontaire de tout ce qui peut faire déchoir l’Homme du poste de vedette où sa raison l’a justement placé.

B. — Ivresse passionnelle. — Les passions atteignent des paroxysmes dont l’acuité se traduit par un dérèglement formel de l’entendement et qui confine à la folie. Le terme d’ivresse qu’on leur applique aussi est préférable, car du point de vue de l’analyse psychologique on y retrouve les mêmes éléments que dans les ivresses toxiques.

Tous les états passionnels, sentimentaux, instinctifs qui bouleversent et déséquilibrent les facultés au point de devenir dominateurs au détriment de la saine raison, obnubilant la conscience et déréglant les actes, sont des ivresses. La passion ne se confond pas avec l’ivresse, mais elle est sujette facilement à des états suraigus dont il faut se méfier. De même le terme d’ivresse n’a rien de péjoratif fatalement ; elle peut être méliorative. Il y a des ivresses généreuses comme il en est de hideuses. L’amour du prochain porté jusqu’au sacrifice de la vie, est une beauté, mais l’ivresse de la gloire portée jusqu’à la soif du sang des autres est une laideur. Mais ces deux ivresses sont pourtant un profond dérèglement. Admirées ou flétries, elles sont en opposition avec ce que la raison et même le simple bon sens commandent. Faut-il les condamner ? C’est un autre problème.

Une analyse psychologique des ivresses passionnelles ne peut être ici que sommaire. Bornons-nous à dégager les traits de quelques-unes d’entre elles pour unifier le tableau morbide tracé plus haut.

L’amour semble produire la plus toxique des ivresses passionnelles car, dussé-je dépoétiser ce sentiment qui n’en reste pas moins adorable, il me faut le ravaler, physiologiquement parlant, à l’action de toxiques endocriniens dont les glandes sexuelles sont le réservoir normal. L’amour est une maladie, a-t-on dit quelquefois ; c’est exagéré, mais il reste vrai qu’il est fort souvent morbide. Inspiré dans ses éléments premiers par la maturité des éléments reproducteurs et exprimé par des paroxysmes périodiques, ou uniques et transitoires, suivant les espèces animales, il produit, comme l’accomplissement de toutes les fonctions physiologiques, une volupté énorme. Par un dédoublement logique, mais anormal, il arrive que cette volupté est seule recherchée, à l’exclusion de la finalité de l’acte, et c’est dès lors, humainement parlant, que la porte est ouverte à tous ces excès passionnels que la chronique quotidienne qualifie de drames de l’amour.

Lors des paroxysmes, le sujet subit l’influence de sécrétions endocriniennes qui ont pour effet d’inhiber plus ou moins complètement le pouvoir de contrôle et la volonté. Le sujet est vite accaparé par ses désirs, il s’abandonne et s’exhibe à l’état d’esclave. Le symbole d’Hercule filant aux pieds d’Omphale est caractéristique. Le mâle a inventé le mot de maîtresse, également très caractéristique, pour qualifier son état de servitude. Les plus forts s’y laissent prendre et abdiquent toute indépendance. Ils se croient l’esclave de la comparse quand ils ne sont victimes que de leurs sécrétions internes. Antoine fut aux pieds de Cléopâtre comme Enée le fut aux pieds de Didon, comme le plus modeste de nos camarades peut l’être aux pieds de son amie. L’ivresse est complète ; la déraison de l’amoureux transi est trop connue pour qu’il soit besoin d’insister.

Le mystère de la fascination exercée par la femelle n’est pas encore éclairci complètement. Il est pourtant certain qu’il y a fascination réciproque, que cette action nerveuse (fluidique, disent certains) exercée par le regard est exaltée à certains moments qui coïncident avec la maturité complète de l’agent reproducteur, pour diminuer et s’éteindre dans l’intervalle.