Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/477

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JAL
1085

ses connaissances, son activité, ses talents comporte parfois de multiples jalons. Ceux-ci désignent les progrès successifs qui se sont succédés au cours de cette carrière.

On peut considérer que chaque fois que, dans un domaine quelconque, les hommes ont réalisé un progrès dans la voie qui les conduit vers le mieux, ils ont planté un jalon. « Nous avons poussé nos investigations et nos conquêtes jusqu’ici. Nous confions à nos successeurs la mission de les poursuivre et de planter, ainsi, un jalon de plus dans la voie que nos prédécesseurs avaient ouverte et que nos travaux ont élargie, embellie ou poussée plus avant. » Tel est, ici, le sens du mot Jalon.

Longue, excessivement longue, rude, terriblement rude, est la route qui, lentement, conduira l’humanité au but de ses efforts : la vie moins dure progressivement étendue à une fraction de plus en plus considérable de la population, jusqu’à ce que la joie de vivre succède, pour la totalité des individus, à la douleur d’exister. Ce but admirable sera atteint ; les anarchistes en ont l’indéfectible certitude. Ils savent que la route qui y mène est à peine tracée ; que, comparée à la voie spacieuse et facile où s’engouffre le troupeau sous la conduite de ses mauvais bergers, le chemin dans lequel ils se sont engagés et travaillent à entraîner les déshérités est étroit, rugueux, hérissé d’obstacles, extraordinairement difficultueux. Mais ils savent aussi que la grande voie aboutit à une impasse ; tandis que, s’élargissant peu à peu, s’embellissant sans cesse, graduellement débarrassé des obstacles qui obstruent, ralentissent et rendent pénible la marche en avant, le petit chemin doit aboutir, aboutira aux plaines fertiles et verdoyantes, aux altitudes majestueuses et sereines.

C’est pourquoi, inaccessibles au découragement, ils poursuivent d’arrache-pied l’accomplissement du labeur qu’ils ont délibérément entrepris ; ils ne songeront au repos que lorsque, tous obstacles brisés, toutes résistances vaincues, apparaîtront aux yeux des hommes ayant définitivement brisé le cercle de fer où l’Autorité les emprisonne, ces plaines vastes et fécondes dont les produits assureront le bien-être de tous et ces altitudes magnifiques d’où la pensée devenue libre s’élèvera toujours moins inquiète et plus rayonnante.

Chaque génération d’anarchistes plante un ou plusieurs jalons sur la route douloureuse que suit l’humanité en marche vers les devenirs de Justice, d’Égalité sociale, de Savoir, de Concorde, de prospérité et d’indépendance. Dans cette tâche aussi rude que sublime, ils sont déjà et ils seront de plus en plus secondés par tous les hommes de bonne volonté. Ils adjurent de joindre leurs efforts aux leurs tous ceux qui peinent, souffrent, gémissent et dont les jours sont tissés de privations et de servitudes ; tous ceux aussi dont la conscience se révolte et dont le cœur s’émeut au spectacle de l’iniquité et de la souffrance imméritées qui accablent les classes laborieuses, tandis que les satisfactions de l’estomac, les joies du cœur et les fêtes de l’esprit restent l’apanage de la classe parasitaire. Ils ne rejettent le concours de personne, hormis l’aide intéressée des intrigants, des ambitieux, des arrivistes qu’ils laissent volontiers aux partis politiques, maîtres d’hier, d’aujourd’hui ou de demain.


JALOUSIE n. f. « La haine à l’égard de la chose aimée, déclare Spinoza, s’appelle jalousie » ; elle suppose « une fluctuation de l’âme née d’un amour et d’une haine simultanée ». Selon La Rochefoucauld : « La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient ; au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres. » Pour ces philosophes, comme pour le public, la jalousie est avant tout et même essentiellement amoureuse ; La Rochefoucauld, chez qui

l’instinct de propriété s’avère particulièrement fort, la trouve, jusqu’à un certain point, légitime, et il l’oppose à l’envie toujours mauvaise, s’il faut l’en croire. En réalité, à l’exception de la jalousie amoureuse, déviation sexuelle de l’instinct de propriété, ce sentiment a fort peu retenu l’attention des psychologues ; sa parenté avec l’envie apparaît évidente. La jalousie n’est qu’un aspect honteux de l’envie ; de l’une comme de l’autre on peut dire qu’elles sont essentiellement un désir pour soi-même à l’exclusion d’autrui, un égoïsme compliqué d’aversion à l’égard de nos semblables. Amour profond de sa propre personne, malveillance pour celle des autres, tel est le double élément qui s’y rencontre à dose variée ; avec la tendance à se parfaire qu’on ne saurait blâmer, elles en impliquent une autre illégitime, celle de frustrer, d’amoindrir, de dominer nos frères humains. Garder par devers soi des ressources inutiles, pour en priver les autres, voilà sans doute la pire forme de la jalousie. Il est vrai que, par accord tacite, les moralistes officiels réservent l’épithète d’envieux ou de jaloux aux humbles, aux souffreteux, aux vaincus. L’on déclare jaloux le soldat las de trimer pour l’avancement d’un général, l’ouvrier que dégoûte un travail avantageux pour le seul patron, l’écrivain trop amoureux de l’indépendance pour se pendre aux sonnettes d’académiciens gâteux ; alors que l’élite englobe le chef dont la gloire fut cimentée avec le sang d’autrui, le noceur qui prélève son abondance sur la misère de ses employés, le penseur dont la liberté d’esprit fut sacrifiée au désir d’être de l’Institut. A ces derniers les moralistes réservent les étiquettes bien sonnantes d’ambition légitime, d’émulation, etc. Mais l’émulation, tout connue la jalousie, implique le désir d’évincer des concurrents. L’élève qui veut être premier, le sportman engagé pour un championnat, l’industriel en lutte contre ses rivaux nourriraient de purs sentiments philanthropiques, à l’égard de ceux qu’ils désirent supplanter ? Malgré l’Académie, permettez qu’on en doute. Et ne réalise-t-il pas l’amoindrissement d’autrui, dont rêve le jaloux, le milliardaire qui accumule des richesses inutiles au détriment de la collectivité ? De même la joie de l’ambitieux vainqueur n’est-elle pas sœur de la tristesse de l’envieux ? Si l’on baptise qualité le désir des honneurs ou du pouvoir, si l’on fait de l’émulation une vertu, pourquoi maudire l’envie leur commune mère ! Si le désir de frustrer autrui d’un bien convoité pour soi caractérise la jalousie n’est-elle pas le vice favori de nos élites prétendues ? Elle entre dans l’esprit de caste comme composant essentiel, les privilégiés n’estimant jamais assez infranchissables les barrières dont ils s’entourent. Témoin les précautions des gentilshommes sous les rois : pour barrer la route aux membres énergiques du Tiers-État, les quartiers de noblesse limitaient les aptitudes aux diverses charges de l’État. Pour écarter du pouvoir les citoyens pourvus seulement de science ou de talent, le gouvernement de 1815 puis, malgré des atténuations, celui de 1830 réservèrent aux riches contribuables les fonctions d’électeur, et à de plus riches encore le droit d’être élu. Mandarins de tous grades et de toutes écoles font, sous nos yeux, une guerre implacable à des non-diplômés qui les valent bien. Plutôt qu’obtenir la santé d’un médecin sans estampille, mourez nous dit la loi ! Les anciens élèves des grandes écoles se transmettent les meilleurs emplois comme un héritage patrimonial : ici règne Polytechnique, là Centrale ; et, s’il ne sort de la maison, rien à faire, même pour un ingénieur de génie. Grâce au jeu décevant de parchemins, qui prouvent en faveur de la chance ou du piston autant qu’en faveur du mérite, des éducateurs expérimentés moisissent dans des postes infimes, alors que des médiocres, sortis de Normale Supérieure, se pavanent dans les plus hautes chaires. Si les gens du commun nuisent à leurs maîtres en pensées, ces derniers se réservent en fait d’innom-