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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/488

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JES
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religieux. C’est lui qui s’est le plus rapproché du Christ. Il a vu intuitivement la Divine Essence. En fondant la Compagnie, il a fondé pour la seconde fois l’Église. Sa conversation avait un si divin attrait que les habitants du Ciel descendaient sur la terre pour l’écouter… » Ces éloges grotesques (qui frisent souvent l’hérésie, au surplus) semblent l’œuvre d’un farceur ou d’un fumiste. Ils sont pourtant extraits d’un livre fameux : Imago primi sœculi Societatis Jésus, publié en Belgique pour célébrer le centenaire de l’Institut, gros volume de plus de 1.000 pages, rempli d’apologies aussi ridicules que celles-là. Les Jésuites sont d’ailleurs coutumiers du fait et ils ont toujours publié ou fait publier sur la Compagnie des ouvrages dithyrambiques… de mauvais goût. Leurs historiens emploient la même méthode et le fameux Crétineau-Joly, l’historien le plus connu de la Compagnie, a laissé un gros ouvrage dont nous ferons bien de nous méfier, car « à force de compliments et d’enthousiasme, il devient un outrage à la vérité » (Abbé Miguel Mir).

Je retiendrai cependant les livres des Pères de Ravignan et Du Lac, où nous trouverons des aveux très précieux, ainsi que celui de Schimberg, si favorable à la Compagnie.

Je laisserai de côté les livres de Boucher, Arnould et autres auteurs intéressants et courageux (tels que Michelet et Quinet) que l’on ne manquerait pas de récuser comme tendancieux. Semblable reproche ne peut être fait aux ouvrages si documentés et si impartiaux de Bœhmer, de Wallon, de l’abbé Mir, d’I. de Récalde, etc.

Ce dernier nom m’oblige à ouvrir une parenthèse. Derrière ce pseudonyme (Récalde est le nom du village où naquit Ignace de Loyola), se cache la personnalité d’un très savant et très éclairé Jésuite, sorti de la Compagnie, qui lui a consacré une série d’ouvrages de premier plan : le bref Dominus ac Redemptor ; les Écrits des Curés de Paris ; une histoire du Cardinal jésuite Bellarmin, et surtout la traduction de l’Histoire Intérieure de la Compagnie de Jésus, de l’abbé Mir.

L’abbé Mir, de l’Académie royale espagnole, entré tout jeune dans la Compagnie, en sortit à la suite de démêlés politiques et publia en 1913 sa remarquable Histoire Intérieure. Il y garde un ton très mesuré, il respecte les autorités ecclésiastiques et les croyances et il se défend d’attaquer, aussi exagérément que certains l’ont fait : « un Institut qui, à certains égards, mérite le respect. » Je ne partage pas du tout ce respect, mais je m’incline devant la probité et la modération de l’abbé Mir. Il s’est basé uniquement sur des pièces officielles et des documents historiques irréfutables. Il a eu en mains « par des voies assez extraordinaires », une collection de pièces provenant des archives du Tribunal suprême de l’Inquisition et d’autres documents, tirés de l’antique couvent de San Esteban, à Salamanque. L’ouvrage de l’abbé Mir est donc une mine incomparable de documents et de textes. Il a été traduit en français par M. de Récalde. Malheureusement le premier volume est seul paru (en 1922) (l’ouvrage complet doit former trois gros volumes de 600 pages chacun). Je me suis rendu tout récemment chez l’éditeur, qui m’a déclaré que les autres volumes ne paraîtraient jamais, qu’il était sans aucune nouvelle de M. de Récalde et qu’il ignorait même s’il n’était pas mort… Ce serait un « miracle » de plus à l’actif de la fameuse Compagnie ! Le mystérieux assassinat du Jésuite de Parédès, survenu il y a quelques mois, n’est pas fait pour nous tranquilliser, car nous savons que les Jésuites, lorsqu’ils y ont intérêt, ne reculent devant aucun moyen d’action. A moins que M. de Récalde ait été amené à faire sa soumission et à faire au bercail jésuite une rentrée repentante.

J’utiliserai donc, indépendamment d’un grand nombre d’autres auteurs, le livre de l’abbé Mir, en regrettant toutefois que sa publication — si fâcheuse pour la

noire cohorte ! — ait dû être interrompue (petit fait qui en dit long sur la force que possèdent encore ces gens-là…).

Les raisons du succès de la Compagnie. — Ces raisons sont multiples : obéissance aveugle et servilité des membres, d’abord ; habileté des tactiques, ensuite. Mais tout à l’origine, il a fallu que les Jésuites, pour supplanter les autres ordres religieux, déploient une intelligence toute particulière.

Par sa bulle de 1540, le pape Paul III avait décidé que la Compagnie ne devrait pas grouper plus de 60 membres. Mais, dans la bulle suivante (1543), cette condition ne figure déjà plus. Les ambitions jésuites ne pouvaient accepter d’être ainsi limitées plus longtemps.

Il en fut de même pour la Pauvreté. Au début, ils ne vivent que d’aumônes et n’acceptent aucun honoraire, pas même pour les messes qu’ils célèbrent. Grande colère chez les autres religieux, en voyant leurs clients les abandonner pour donner la préférence aux Jésuites — si désintéressés !

En 1554, l’évêque de Cambrai va jusqu’à menacer les Jésuites de les mettre en prison parce qu’ils persistent à refuser toute rétribution pour leurs services, ce qui faisait injure aux curés et autres religieux (car ces derniers acceptaient des honoraires, cela va sans dire !).

Cela ne dura pas. Les Jésuites faisaient tout simplement du « dumping » pour chiper la clientèle de leurs concurrents. Lorsqu’ils auront réussi, lorsqu’ils seront connus et recherchés, ils se départiront de leur primitive sévérité. Et cette Compagnie, que l’on voulait mettre en prison parce qu’elle refusait de prendre de l’argent, deviendra, au bout de quelques années seulement, plus riche à elle seule que les Bénédictins et les Dominicains réunis.

Le P. Nectoux écrira plus tard (1765) : « Je nourris l’intime conviction que notre Compagnie ne peut tenir, sans préjudice, cachés ou amoncelés dans ses coffres, tant de millions… Je crains tout pour notre très aimée Société, si elle ne fait pas les œuvres qu’elle devrait. »

Depuis le pape Jules III, qui leur avait permis d’acquérir les biens nécessaires à leurs collèges, les continuateurs d’Ignace avaient fait du chemin.

Ils ont évolué sur bien d’autres points et souvent même en violation des lois même de l’Église. Le P. Lancicio énumérait, dès le début du xviie siècle, 58 points sur lesquels la Compagnie s’écartait du droit commun. « Aujourd’hui, il y en a bien davantage », constate mélancoliquement l’abbé Mir.

Il y a pourtant un point sur lequel les Jésuites n’ont pas varié ; je veux parler de l’animosité et de la jalousie qu’ils ont toujours montrées envers les autres moines et congréganistes. Ils ont toujours cherché à grandir et à développer la Compagnie en rabaissant et en dépouillant les ordres concurrents — qui finirent par les détester cordialement… et par les craindre.

Le P. Ribadeneira raconte qu’un Jésuite fut un jour réprimandé vertement et puni par saint Ignace. Pourquoi ? En causant avec un jeune novice, il lui avait vanté incidemment les vertus d’un certain frère franciscain. Quand Ignace l’apprit, il se montra furieux : « N’y a-t-il donc pas dans la Compagnie des exemples de ces vertus-là ? » Et il interdit au Jésuite en question d’adresser désormais la parole aux novices.

Pour développer cet « esprit de corps », ce dévouement absolu à la Compagnie, on cachait soigneusement aux novices tout ce qui émanait des autres ordres et même la vie des saints non Jésuites. Le mot d’ordre était de mettre toujours la Compagnie au-dessus de tout.

Dans les Constitutions, on a compté que la célèbre formule A. M. D. G. (Ad majorem Dei Gloriam : Pour la plus grande gloire de Dieu) revient 242 fois. Mais une autre formule revient plus souvent encore : « Pour le