Aller au contenu

Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/502

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JES
1110

Et il déclare ailleurs : « On fausse entièrement le caractère des plus anciens témoignages concernant l’origine des Évangiles, quand on les allègue comme certains, précis, traditionnels et historiques : ils sont, au contraire, hypothétiques, vagues, légendaires, tendancieux ; ils laissent voir que, dans le temps où l’on se préoccupa d’opposer les Évangiles de l’Église au débordement des hérésies gnostiques, on n’avait sur leur provenance que les renseignements les plus indécis. » Nul écrivain chrétien de la première moitié du iie siècle ne cite les Évangiles, Papias excepté qui, vers 120, signale un récit de Marc et un recueil, maintenant perdu, de discours du Christ. Les extraits des Mémoires des Apôtres, donnés par Justin vers 150, proviennent d’Évangiles apocryphes (on sait qu’ils furent nombreux), d’écrits qui ne subsistent plus, parfois d’Évangiles qui se rapprochent des nôtres sans jamais avoir un texte rigoureusement semblable à celui d’aujourd’hui. Renan avait fait de Jésus un homme exemplaire, tout en le dépouillant de son auréole divine ; Loisy, Guignebert, etc., ont montré que le Jésus de la légende ne saurait être identifié au Jésus de l’histoire, obscur juif dont on ne peut rien affirmer avec certitude. Poussant plus loin, Couchoud et d’autres ne voient en Jésus qu’un mythe sans fondement historique, une création idéale et mystique de la conscience des premiers chrétiens. Cette thèse rappelle celle de Dupuis qui, dans la légende de Jésus, découvrait une fable solaire. Les fêtes de la religion du Christ, écrivait-il, sont « liées essentiellement aux principales époques du mouvement annuel de l’astre du jour ; d’où nous conclurons que si Christ a été un homme, c’est un homme qui ressemble fort bien au soleil personnifié, que ses mystères ont tous les caractères de ceux des adorateurs du soleil, ou plutôt, pour parler sans détour, que la religion chrétienne, dans sa légende comme dans ses mystères, a pour but unique le culte de la lumière éternelle rendue sensible à l’homme par le soleil. » Pour Couchoud, Jésus n’est pas un dieu solaire, mais un dieu mystique ; c’est dans l’âme de ses premiers adorateurs que s’élabora sa divine figure, et sa tragique idylle fut une création de leur imagination.

A mon avis, la merveilleuse histoire du Christ résulte des réflexions accumulées de très nombreux croyants, nourris des textes bibliques où se trouve annoncé le Messie. L’Évangile emprunte ses matériaux à l’Ancien Testament ; il est sorti d’un florilège de textes messianiques : prophéties, récits allégoriques, histoire des personnages préfiguratifs du Sauveur. Marc raconte que Jean-Baptiste prépara la voie à l’Oint de Jahvé, « selon ce qui est écrit » par les prophètes ; il fait dire par Jésus aux pharisiens : « Isaïe a bien prophétisé sur vous ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres mais leur cœur est loin de moi » ; et aux apôtres : « Vous succomberez tous, car il est écrit : Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées » ; et aux envoyés du Sanhédrin : « Vous êtes venus après moi comme après un brigand, avec des épées et des bâtons… C’est afin que les Écritures soient accomplies ». En l’absence même de citations, et pour des épisodes d’une importance capitale, Marc s’inspire de l’Ancien Testament ; son Évangile n’est qu’un décalque de la Bible, il exploite constamment de vieux thèmes messianiques et transpose sous une forme historique les oracles anciens. Même remarque concernant les trois autres Évangiles ; la biographie de Jésus y semble tirée de textes messianiques, parfois très mal compris. Mathieu déclare que le fils de Joseph vint habiter Nazareth « afin que s’accomplisse ce qui avait été annoncé par les prophètes : Il sera appelé nazaréen ». Or, de l’avis de tous les philologues « nazaréen » ne peut venir de Nazareth ; et la phrase citée par l’évangéliste ne se lit, sous cette forme, dans aucun prophète. Nazaréen dérive sans doute du mot hébreu « nazir » employé, dans la Bible, pour désigner

un homme consacré à Dieu. Aussi les exégètes, incapables de trouver une base historique aux légendes évangéliques, en sont-ils venus à considérer les épîtres de Paul, antérieures certainement aux Évangiles, comme la meilleure preuve de l’existence réelle de Jésus. Mais le témoignage de Paul lui-même devait s’écrouler après une étude plus attentive. Si Paul avait vu, en chair et en os, celui qui fut le centre de ses pensées, la raison d’être de son apostolat, il n’aurait pas manqué d’en parler, d’y faire allusion du moins, tant pareille rencontre eut été, pour lui, inoubliable. Il eut rapporté, ne fût-ce qu’en passant, quelques détails de cette scène vécue, quelque écho lointain des paroles du Maître qui continuaient de résonner en son cœur. Or jamais l’apôtre ne parle de Jésus comme témoin ; tout prouve au contraire qu’il ne l’a point connu « selon la chair » et que sa conversion consista seulement dans le passage du messianisme matériel des rabbins au messianisme moral de la primitive Église. Mais, dira-t-on, Paul a rencontré Pierre, Jean, Jacques, qui avaient vu et entendu le Christ. Seulement il apparaît aujourd’hui que Marc et les évangélistes qui l’ont suivi s’inspirent des écrits pauliniens lorsqu’ils accordent tant d’importance à ces trois personnages. Et Paul ne fournit aucun détail permettant d’affirmer qu’ils furent les compagnons de Jésus pendant sa vie terrestre. Bien plus il déclare nettement qu’il n’a demandé à personne de renseignements historiques sur le Christ : « Je vous déclare, frères, que l’Évangile qui a été annoncé par moi n’est pas selon un homme. Car ce n’est pas d’un homme que moi je l’ai reçu, ni que je l’ai appris, mais par révélation de Jésus-Christ… Quand il plut à celui qui m’avait distingué dès le sein de ma mère, et qui m’a appelé par sa grâce, de révéler son Fils en moi… aussitôt je ne consultai point la chair et le sang, et je ne montai point à Jérusalem, vers ceux qui étaient apôtres avant moi. » Pareil dédain du témoignage de ses devanciers résulte de ce qu’ils n’en savent pas plus que lui sur la vie et les propos du Maître ; leurs informations sont de même ordre que la sienne, c’est en esprit seulement qu’ils ont vu le Sauveur. Aussi, en toutes ses épîtres, Jésus reste-t-il fuyant, impalpable, sans individualité, pareil aux figures de rêve qui appartiennent au monde idéal de la foi. C’est dans les textes de l’Ancien Testament, relatifs à la grande promesse, que Paul apprit à le connaître ; il est né dans son esprit de la fusion des oracles messianiques groupés en recueils depuis longtemps. Quant aux visions, invoquées par les fondateurs du christianisme, elles ne sauraient être rien de plus, aux yeux du savant actuel, qu’une manifestation de l’état d’âme des croyants. Ces remarques demeurent intégralement vraies si l’on admet avec Couchoud (et pour ma part je ne suis pas éloigné de le croire), que l’édition de Marcion est la plus ancienne et la meilleure des œuvres de Paul. On sait que Marcion eût, le premier, l’idée d’établir un canon ou recueil des écrits inspirés de la Nouvelle Loi, vers le milieu du second siècle ; mais il rejetait entièrement la Bible juive, œuvre du diable à son avis. Outre quelques références très nettes à l’Ancien Testament, l’édition marcioniste contient de nombreuses citations implicites des antiques prophéties. Manifestement les affirmations de Paul concernant Jésus se fondent, non sur une tradition certaine mais sur la seule Écriture ; encore plusieurs ont-elles subi des altérations ou résultent-elles d’interpolations ultérieures.

Une longue incubation fut nécessaire avant que la conscience chrétienne conçut Jésus comme un dieu véritable le fils et l’égal de Jahvé. Les juifs attendaient un roi idéal, un sauveur, le Messie ; pour les premiers judéo-chrétiens Jésus, qu’ils élevaient d’instinct au-dessus de la commune humanité, devint bientôt un très grand prophète et même le Messie ; ils n’allèrent pas