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nibilités et son crédit. D’autre part, il n’est pas tenu « d’éclairer », c’est-à-dire de représenter la valeur totale en titres ou en espèces de ce qu’il expose à la hausse ou à la baisse. Par le jeu de « la couverture » et le crédit qui lui est ouvert, il peut, avec des ressources disponibles relativement faibles et un crédit limité, risquer des sommes très importantes et qu’il n’est pas en mesure de payer. Il y a bien, pour l’arrêter dans cette course infernale, la menace d’être « exécuté en Bourse » ; mais cette crainte ne fait pas reculer le joueur quand il est entraîné sur la pente qui le conduit à la ruine. Jusqu’au dernier moment, il escompte un retour de la fortune, une chance, un miracle qui opérera le redressement désiré. Et puis, le joueur à la Bourse (valeurs ou marchandises) n’a pas sous les yeux toutes les cartes qui décideront de la partie engagée ; il n’est pas enfermé dans le salon plus ou moins exigu du Cercle ou du Casino ; il ne peut pas suivre exactement son jeu. Le champ de sa spéculation est le plus souvent mondial. Son sort se joue simultanément sur tous les grands marchés du monde : Paris, Londres, Berlin, New York, Chicago, etc., etc. Chaque jour s’effectuent, sur l’ensemble de ce marché gigantesque, des différences qui portent sur des milliards et, quand la Bourse est agitée, quand certains équilibres se rompent, quand la panique affole la spéculation, quand celle-ci se trouve momentanément désaxée, ces différences se chiffrent par centaines de milliards.

Le jeu est une des maladies qui sévissent le plus cruellement sur notre société prise de la fièvre de l’or. La guerre maudite de 1914-1918 a bouleversé la table des valeurs. Notre génération jongle avec les millions ; l’exemple vient de haut. Il vient des États qui, les uns gorgés de richesses, les autres perdus de dettes, cherchent : ceux-ci à rétablir l’équilibre financier et la puissance économique qui leur font défaut, ceux-là à s’enrichir toujours davantage des dépouilles des nations moins bien outillées pour cette lutte implacable, moins féroce, moins sauvage que la guerre par les armes, mais tout aussi atroce et désastreuse pour les nations qui se battent à armes inégales et sont appelées tôt ou tard à succomber.

La passion du jeu est de celles qui dévorent ceux qui en sont la proie. « Qui a bu boira ; qui a joué jouera », dit le vieux dicton. C’est une règle à laquelle échappent peu de ces malheureux qui ont contracté la redoutable habitude de boire et de jouer. Pour s’éloigner de l’ivresse et du jeu, il faut une force de volonté peu commune. La passion du jeu, comme l’ivresse, lorsqu’elles sont invétérées, mènent à l’absence de toute dignité, éloignent des distractions saines et des divertissements qui stimulent le corps et l’esprit ; elles font perdre le goût du travail ; elles conduisent à l’abrutissement et à la démence.

Aux époques de pire décadence, les jeux ont toujours été perfidement exploités par les maîtres du jour, dans le but de soustraire aux regards des esclaves le spectacle de leurs débordements.

Les jeux ont servi à prévenir la révolte des parias, en faisant diversion à leur détresse. Panem et circenses : du pain et des jeux ! Tel fut, aux heures les plus douloureuses de l’histoire, le programme des gouvernants. Du pain, certes ; car, comme le dit le chansonnier humanitaire du siècle dernier, Pierre Dupont :

On n’arrête pas le murmure
D’un peuple quand il dit : « j’ai faim ! »
Car c’est le cri de la Nature :
Il faut du pain ! Il faut du pain !

Donc, du pain, du pain sec, du pain dur et, pour que le peuple le trouve moins sec et moins dur, pour qu’il s’en contente : des jeux !

L’application de ce programme a toujours conduit à leur perte les régimes qui ont tenté de l’imposer aux

mécontents et de le faire durer. C’est ce programme, destiné à jeter sur les plaies hideuses de notre siècle le manteau des réjouissances et des fêtes, du bruit et des illuminations, des parades et des pavoisements, c’est ce programme que les maîtres d’aujourd’hui s’essayent à imposer à leurs sujets.

Reste à savoir s’ils s’en montreront satisfaits longtemps encore. Si les enseignements de l’Histoire ont quelque valeur, il n’en sera pas ainsi. — Sébastien Faure.

JEU (Education). I. Jeu et Travail. — Il peut paraître superflu de définir le jeu et de montrer ce qui le distingue du travail. Si, cependant, on lit attentivement les discussions pour ou contre l’emploi du jeu dans l’enseignement et l’éducation, on ne tarde pas à constater qu’il est plus difficile et plus utile qu’il ne semble de caractériser le jeu.

Récemment, un inspecteur d’académie écrivait : « Liberté et spontanéité, voilà les caractéristiques du jeu... Par là, le jeu s’oppose nettement au travail qui suppose une activité méthodiquement réglée. Dans le jeu, c’est le désir spontané de l’élève qui détermine la forme de l’activité ; dans le travail, c’est la volonté réfléchie du maître. » Il suffit de sortir de l’école, ou même de pénétrer dans une école dont le maître se soucie vraiment de l’éducation des enfants, pour constater l’erreur d’une telle distinction. Il y a des travaux entièrement libres et spontanés.

Ch. Delon, qui n’était pas un pédagogue pédant, constatait déjà, aux fêtes pédagogiques de Cempuis, en 1893, la difficulté de distinguer le jeu du travail.

« D’ailleurs, disait-il, je demande à approfondir cette opposition, très exagérée, je crois, dans l’imagination de beaucoup d’instituteurs, entre jeu et travail. Quand il s’agit de jeunes enfants, surtout, il me semble que la différence n’est pas bien grande ; et plus on va au fond des choses, plus l’antithèse tend à s’amoindrir, à se nuancer…

« Le jeu est un mode d’activité ; le travail aussi : activité cérébrale ou activité physique, souvent l’une et l’autre à la fois. Le jeu dépense des forces absolument comme le travail. Et la question d’attrait, quoi qu’on en dise, est ici tout à fait étrangère à l’essence même des choses ; on peut s’ennuyer beaucoup à un jeu ; on peut s’entraîner, se passionner, s’amuser même, je maintiens le mot, à un travail. Le jeu peut amener la fatigue, le travail être un délassement : cela dépend de tout, de la nature de l’occupation, du moment, des dispositions de la personne, de la somme d’effort employée. — Quelle est donc la différence ? Je vois ceci, qui est surtout sensible quand il s’agit d’une opération tout au moins partiellement manuelle : le travail est ce qui donne lieu à un produit utile ; le jeu, ce qui ne laisse rien de réellement utilisable. Le jeu, pédagogiquement considéré, n’est pas inutile, loin de là : mais son utilité est en lui-même, non pas dans un produit ; il est, utile au suprême degré, comme gymnastique du corps ou de l’esprit, en tant que mode d’activité. Le travail peut offrir le même avantage et, en outre, laisse un effet postérieurement réemployable. Un enfant fait, dans la classe Frœbelienne, une petite broderie sur du papier ; cela ne sert à rien… C’est un jeu. Une fillette ourle un coin de mouchoir ; c’est un produit utile ; voilà un travail. — Mais que l’objet façonné soit plus tard utilisé ou non, qu’est-ce que cela fait, au fond des choses ? Qu’est-ce que cela change, pour l’enfant, au moment où il agit ? En quoi cela modifie-t-il les conditions de son effort de son activité ? En rien. Et, d’ailleurs, au point de vue où nous nous plaçons, est-ce que le travail des enfants, des petits enfants surtout, peut avoir une valeur d’utilité bien réelle ? Est-ce que ce minimum d’utilité entre pour beaucoup dans l’intention qui nous