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guide quand nous occupons nos élèves d’une certaine façon ? Non sans doute. Le but, la valeur de cet emploi de l’activité est dans l’activité elle-même et dans ses réactions sur l’organisme et sur l’intelligence ; le but est d’éducation ; la signification de cette chose est pédagogique, en un mot, non pas économique.

De cette considération, toute extérieure de l’utilité du produit, résulte pour l’adulte, et dans une certaine proportion pour l’élève déjà avancé, une différence pratique très prononcée, souvent une véritable opposition, je l’avoue, entre le jeu et le travail. Le travail a généralement pour but l’utilité de son produit ; alors on sacrifie à ce but toutes autres considérations de l’accomplissement. On supporte la fatigue, l’assiduité, l’ennui d’une action ou excessive, ou trop monotone, ou trop prolongée en faveur du but à atteindre, de sa nécessité. La limite dans laquelle l’activité même est un plaisir est vite dépassée. Alors le travail cesse d’être attrayant ; il devient, en effet, une fatigue ou un ennui, en un mot une peine. Dans le jeu, au contraire, comme il n’y a pas de considération d’utilité, dès que l’action cesse d’être agréable, dès qu’elle devient pénible, on peut toujours cesser, et l’on cesse en effet. Mais, je le répète, ces distinctions n’ont rien à faire avec nos petits élèves et leurs occupations ; comme nous n’entendons pas profiter d’aucun produit, et comme il nous est interdit par la saine doctrine de l’éducation d’exiger d’eux des efforts dans la mesure excessive qui les rend pénibles, il n’y a pas de travail pour eux : tout est jeu. Ou plutôt encore laissez-moi confondre ces deux idées dans un mot qui exprime ce qu’elles ont d’essentiellement commun : exercice. Tout, en effet, est exercice, parmi les occupations de la journée enfantine ; exercice du corps ou exercice de l’intelligence ; exercice, c’est-à-dire activité de pensée en vue du développement qu’elle provoque. » (Ch. Delon).

Claparède, de son côté, fait observer que dans le jeu il y a intérêt pour l’activité et que si le jeu a un autre but, ce but est fictif et n’a pas « d’autre raison d’être que de soutenir l’activité même et lui fournir la stimulation nécessaire : ce n’est pas pour atteindre le but qu’on accomplit l’acte, c’est au contraire pour avoir l’occasion d’accomplir l’acte qu’on se donne le but ; celui-ci n’est qu’un prétexte à déployer son activité. » (Psychologie de l’Enfant, p. 450).

Il n’y a pas cependant opposition aussi tranchée entre le travail et le jeu. « On dit, écrit Dewez, que dans l’acte ludique, l’intérêt réside dans l’acte en lui-même ; dans le travail au contraire, cet intérêt réside dans le produit ou le résultat auquel aboutit cet acte. C’est pourquoi, dans le premier cas, elle est vraiment libre, tandis que dans le deuxième elle est liée au but à atteindre. Quand on établit la différence d’une façon aussi tranchante, on établit presque toujours une séparation erronée, artificielle entre le processus et ses conséquences, entre l’activité et son résultat. La véritable distinction consiste dans le fait qu’il y a, d’une part un intérêt pour l’activité elle-même et, d’autre part, un intérêt pour le résultat extérieur de cette activité, mais que l’intérêt dans un cas porte sur l’activité telle qu’elle se manifeste d’un moment à l’autre, et dans l’autre sur l’activité qui tend vers un but, un résultat et, par suite de cela, est reliée dans ses étapes successives par un fil de continuité. Dans les deux cas, il y a intérêt portant sur l’activité « pour elle-même ». Mais dans l’un, l’activité qui provoque l’intérêt est plus ou moins variable suivant le hasard des circonstances, du caprice, de l’ordre ; dans l’autre, elle est soutenue parce qu’on a conscience qu’elle mène vers une fin, qu’elle aboutit à un résultat. »

En résumé, comme le fait remarquer Claparède, on ne saurait tracer entre le jeu et le travail une frontière absolue, on passe de l’un à l’autre par une gradation insensible. « Il est, écrit J. Deschamps, impossible pour

un adulte de distinguer d’une façon absolue le jeu du travail chez l’enfant. Ce dernier seul est capable de le faire. Il tranche la question suivant son âge, ses aptitudes, ses goûts et ses tendances naturelles. Tel exercice considéré comme un jeu par un élève est mis au rang de travail par l’autre, et vice-versa. »

Conséquences pédagogiques. — Si l’on tient compte de la nature de l’enfant et de la nature du jeu, on est obligé de reconnaître que l’activité naturelle au jeune enfant est le jeu et non le travail.

Or, par suite d’une distinction tranchée entre le jeu et le travail, certains pédagogues préconisent une différenciation, non moins tranchée, entre les jardins d’enfants, les classes enfantines, les écoles maternelles et l’école primaire.

Alors que l’enfant qui évolue passe à la suite d’une série de transitions insensibles, du jeu le plus facile au travail le plus difficile, l’école opère un saut brusque du jeu au travail.

Certes, jusqu’à cinq ans environ, l’évolution naturelle de l’enfant est ordinairement respectée parce qu’il n’est pas possible de faire autrement, mais après on introduit le travail corvée, imposé du dehors, qui ne convient pas plus aux enfants qu’aux adultes.

Il s’agit donc d’opérer une transition dans l’éducation de l’enfant qui l’amène petit à petit du jeu au travail. D’abord il convient d’introduire assez tôt dans les écoles pour tout petits des activités ayant un but mais se présentant néanmoins sous forme de jeu. Nous entendons par là des exercices qui intéressent l’enfant par l’activité que celui-ci doit déployer et qui, en plus de cette valeur de développement, ont aussi une valeur instructive. Ensuite il s’agit de motiver les travaux, les activités des enfants plus âgés de telle façon que ceux-ci conçoivent clairement les buts et les conséquences de leurs actes. Contrairement à ce que pensent certains pédagogues, cette conception de l’éducation et de l’enseignement n’aurait pas pour conséquence de supprimer l’effort mais de le rendre plus intense et plus fructueux en l’obtenant volontaire et joyeux.

II. À quoi sert le jeu ? — Avant de répondre à cette question il convient de faire remarquer que bon nombre de psychologues se sont placés à un point de vue finaliste et fonctionnel. Rappelons que pour le psychologue qui se place à ce point de vue, les phénomènes psychologiques doivent être interprétés dynamiquement comme des fonctions utiles à la vie, des efforts pour réaliser une fin utile à l’individu. Cette conception finaliste admet l’existence de lois psychologiques téléologiques, c’est-à-dire des lois de nature différente des autres lois naturelles. Tandis que les lois physiques placent la cause avant l’effet, les lois téléologiques placent l’effet avant la cause. Suivant les lois physiques, ce qui se passe en un instant donné est déterminé par ce qui s’est passé auparavant ; d’après les lois téléologiques au contraire, ce qui se passe maintenant est déterminé par ce qui se passera dans un avenir plus ou moins éloigné.

Il est vrai que certains psychologues s’efforcent de conserver les lois téléologiques en admettant qu’elles ne sont qu’une apparence : le passé, l’hérédité ont permis l’adaptation des organismes et ont mis leur empreinte sur le déroulement des processus actuels. Or, même à ce point de vue on doit reconnaître que l’adaptation n’est pas parfaite. « Qu’il y ait, dit Georges Bohn, dans les organismes, des organes inutiles, des substances inutiles, voire nuisibles, cela n’est plus douteux. » « À tout instant, dit le même auteur, des milliers et des milliers d’êtres périssent, faute d’un agencement convenable de leurs organes et de leurs fonctions. À tout instant et à tout point de l’organisme, un travail se fait, se défait, se refait ; il y a un gaspillage formidable