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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/520

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JOU
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a suffi, tout près de nous, à l’homme de la Meuse de faire un ministre d’Hennessy, leur riche et imbécile propriétaire. Car la direction sait que tout marche pour le mieux dans le meilleur des mondes quand messieurs les commanditaires sont satisfaits. Elle sait encore que si l’argent afflue dans les caisses du journal, obtenu sous couleur de publicité commerciale, dégorgé des fonds secrets ou fourni par la hideuse camarilla des banquiers, des moines et des militaires, il importe fort peu que meurent de misère des chômeurs affamés, que les prisons soient remplies d’innocentes victimes, que des milliers d’adolescents tombent sous les balles des Druses ou des Marocains. Un silence méthodique arrête toutes les plaintes, étouffe tous les cris ; les plus misérables sont, au dire de la presse, satisfaits de leur sort ; ceux qui gouvernent ont la sagesse infinie des dieux descendus ici-bas. Et contre l’infâme qui trouble un si bel ordre en dénonçant les crimes cachés, on requiert la rigueur des foudres gouvernementales. De l’or, toujours plus d’or pour leurs maîtres, voilà ce que réclament les serviteurs du capitalisme. Avant-guerre la Maison Krupp payait, par le moyen d’intermédiaires, les articles ultra-chauvins du Figaro ; ces articles annonciateurs d’une guerre prochaine lui valaient, en effet, des commandes nouvelles de la part du Reich. Nos industriels super-patriotes usèrent de procédés identiques ; des canons, des munitions, clamaient leurs hommes de paille, et, pour que se prolongeât la tuerie, ces mobilisés de l’arrière hurlèrent incessamment, de 1914 à 1918, que le soldat n’avait qu’à tenir jusqu’au bout. Aujourd’hui le jeu continue, transposé dans un plan nouveau. Que des requins désirent mines ou concessions agricoles, soit en Afrique, soit en Asie, et les journaux de proclamer nécessaire une nouvelle extension de notre activité colonisatrice ; que les fabricants d’acier écoulent difficilement leurs produits et les mêmes vous démontrent qu’il est urgent de doter les déserts africains de voies ferrées ou nos frontières du nord d’un réseau de fortifications ; qu’un État lance un emprunt, ils affirmeront l’affaire excellente et sans aucun risque : ceux qui prêtèrent au tzar, séduits par leurs fallacieuses assurances, en savent quelque chose. Ajoutons que, même s’il s’agit d’une pure duperie, la presse récolte des fruits d’or, car, moins confiante que ses lecteurs, elle exige au préalable d’être arrosée. Ses enthousiasmes comme ses indignations sont livrés sur commande ; ils demeurent proportionnels aux sommes consenties et toujours payables d’avance. Au dire des ambassadeurs russes, nos journaux patriotes avaient un goût prononcé, avant-guerre, pour ces combinaisons-là ; certains, paraît-il, étaient insatiables. Présentement, c’est aux guichets anglo-saxons qu’ils passent de préférence ; et, naturellement, ils estiment traître au pays quiconque ne partage point leur admiration pour la générosité américaine ou britannique. Tout politicien influent, tout roi de l’or veut avoir lui aussi un organe à sa dévotion ; un Coty, parfumeur multimillionnaire, en possède une demi-douzaine. Comité des Forges, Chemins de Fer, Compagnies Maritimes, Associations Commerciales et Trusts Industriels divers, ont leurs défenseurs attitrés dans la presse. C’est à qui pourra s’emparer des grands quotidiens de Paris et de province, non pour éclairer l’opinion mais pour l’égarer. À l’heure propice, quand on voudra forcer la main aux ministres ou peupler le parlement de larbins de la Banque et de l’Église, la convergence, vers un même point, de ces multiples bouches à feu : artillerie lourde genre Figaro, Temps et Débats, canons à longue portée du Matin, du Petit Journal, du Petit Parisien, du Journal, batteries légères des départements, permettra d’obtenir le résultat visé. Le peuple s’étonne, le peuple s’indigne, le peuple condamne, s’écrient les plats valets de la bourgeoisie ; avec audace ils se disent les fidèles inter-

prètes de l’opinion commune et de la volonté des travailleurs. Naturellement les chefs d’État feignent de les croire ; ils en profitent pour ajouter une chaîne nouvelle à celles dont la plèbe est déjà chargée ou pour confier le pouvoir aux dictateurs Clemenceau, Poincaré et consorts. Afin d’opérer à coup sûr, les brasseurs de millions deviennent souvent propriétaires secrets des organes d’allure indépendante, même teintés d’esprit révolutionnaire. Ainsi l’on capte la clientèle de gauche et l’on colore d’apparences jacobines les pires entreprises de la réaction ; depuis la guerre surtout, ces procédés chers à l’Église s’avèrent d’usage courant. En matière de publications littéraires, la bourgeoisie dévote détient presque le monopole. Grâce à l’argent des Lebaudy, Brunetière s’empara de la Revue des Deux-Mondes ; un certain comte de Fels est devenu propriétaire de la Revue de Paris. Quant aux journaux qui prétendent nous renseigner sur l’ensemble du mouvement littéraire contemporain, chacun sait qu’on y cite les auteurs sur présentation de billets de banque ou de billets de confession, Interminablement l’on y parle du fourbe Maritain, de Josse le jésuite, de Claudel et des autres pieds-plats dont s’honorent les sacristies. Un silence glacial accueille tout écrit dont la pensée inquiète messieurs les bien-pensants ; une petite exception parfois si l’auteur ou celui qui l’édite a un portefeuille suffisamment garni. Au point de vue de l’art n’est-ce pas le suprême argument ! Et les protestations de lecteurs indignés pleuvent à la direction, dès qu’un journal s’avise de trouver de l’esprit à quelque affreux mécréant !… La règle suprême en matière de presse, c’est de plaire au client, non de l’instruire ; et pour plaire aujourd’hui il faut devenir serviteur du dieu Argent !

Organes socialistes et communistes ne méritent pas tous ces reproches ; si rares sont les défenseurs des humbles et les journalistes propres qu’il convient même de passer avec quelque indulgence sur de regrettables défauts. Sauf dans quelques périodiques courageux et réfractaires aux mots d’ordre, partants exceptionnels, une chose y déplaira toujours aux libres esprits : l’impeccable orthodoxie exigée des collaborateurs et l’absence de contradiction ; combien choquantes aussi les louanges sans fin décernées aux manitous du parti, équilibristes professionnels de la corde électorale ou traîtres secrets souvent ; puis, préoccupés seulement des problèmes économiques, ils négligent de travailler à la libération des esprits. Et nous ne disons rien de leurs tendances autoritaires et centralisatrices ! Reste la presse anti-autoritaire, libre-penseuse, qui répugne à toutes les formes d’oppression. Dernier rempart contre la tyrannie envahissante, elle est plus que jamais la porteuse de flambeau, le guide et le soutien des cerveaux non asservis. Mais sa flamme est bien faible, hélas ! et sa lumière perce avec peine les épaisses ténèbres environnantes. Non que le talent manque aux écrivains d’avant-garde ou que les feuilles de mentalité libertaire soient dépourvues d’intérêt ; mais leurs ressources sont insignifiantes et, pour que le grand nombre les ignore, périodiques de gauche comme de droite s’obstinent à ne les point citer. Un étouffement discret, voilà le traitement qu’on leur réserve depuis maintes années. En butte à l’universelle malveillance des exploiteurs humains coalisés, le journaliste d’avant-garde voit se fermer devant lui toutes les portes ; un Gohier, un Hervé, un Buré et tant d’autres, las de leur maigre pitance, ont gagné les gras pâturages de la réaction. Et celui qui reste fidèle, celui que l’or et les honneurs ne tentent pas, souffre parfois de ne point rencontrer chez ses frères une affection consolatrice de bien des maux. Songeons qu’il est par excellence le semeur de bon grain ; pardonnons-lui des travers inévitables, aidons-le dans sa tâche ingrate ! Car la presse, aujourd’hui maîtresse d’erreur, redeviendra ce qu’elle fut en