Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/545

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JUS
1153

germe de l’État. L’idée de punition commence à s’introduire, puis à dominer. L’Église chrétienne surtout ne veut pas se contenter d’une compensation ; elle veut punir, imposer son autorité, terroriser sur le modèle de ses devancières hébraïques. Une blessure faite à un homme du clergé n’est plus une simple blessure ; c’est un crime de lèse divinité. En plus de la compensation, il faut le châtiment, et la barbarie du châtiment va en croissant. Le pouvoir séculier fait de même. »

« Au dixième et onzième siècle se dessine la révolution des communes urbaines. Elles commencent par chasser le juge de l’évêque, du seigneur et du roitelet, et elles font leur « conjuration ». Les bourgeois jurent d’abandonner d’abord toutes les querelles surgies de la loi du talion. Et lorsque de nouvelles querelles surgiront, de ne jamais aller vers le juge de l’évêque ou du seigneur, mais vers la guilde, la paroisse ou la commune. Les syndics élus par la guilde, la rue, la paroisse, la commune ou, dans les cas les plus graves, ces organismes eux-mêmes, réunis en assemblée plénière, décideront de la compensation à accorder à la personne lésée. En outre, l’arbitrage à tous les degrés — entre particuliers, entre guildes, entre communes — prend une extension réellement formidable. »

« Mais, d’autre part, le christianisme et l’étude renouvelée du droit romain font aussi leur chemin dans les conceptions populaires. Le prêtre ne fait que parler des vengeances d’un dieu méchant et vengeur. Son argument favori (il l’est encore) est le châtiment éternel du pécheur… Et comme, dès les premiers siècles, le prêtre conclut alliance avec le seigneur et que le prêtre lui-même est toujours un seigneur laïque, et le pape un roi, le prêtre fulmine aussi et poursuit de sa vengeance celui qui a manqué à la loi laïque imposée par le chef militaire, le seigneur, le roi, le prêtre-seigneur, le roi-pape. Le pape lui-même, auquel on s’adresse continuellement comme à un arbitre suprême, s’entoure de légistes versés dans le droit impérial et seigneurial romain. Le bon sens humain, la connaissance des us et coutumes, la compréhension des hommes, ses égaux —qui faisaient jadis les qualités des tribunaux populaires — sont déclarés inutiles, nuisibles, favorisant les mauvaises passions, les inspirations du diable, l’esprit rebelle. Le « précédent », la décision de tel « juge » —la jurisprudence en herbe — « fait loi et pour lui donner plus de prise sur les esprits, on va chercher le précédent dans les époques de plus en plus reculées — dans les décisions et les lois de la Rome des empereurs et de l’Empire hébraïque. »

« L’arbitrage disparaît de plus en plus à mesure que le seigneur, le prince, le roi, l’évêque et le pape deviennent de plus en plus puissants et que l’alliance des pouvoirs temporel et clérical devient de plus en plus intime. Ils ne permettent plus à l’arbitre d’intervenir et exigent par la force que les parties en litige comparaissent devant leurs lieutenants et juges. La compensation à la partie lésée disparaît presque entièrement des affaires « criminelles » et se trouve bientôt presque entièrement remplacée par la vengeance, exercée au nom du Dieu chrétien ou de l’État romain. Sous l’influence de l’Orient, les punitions deviennent de plus en plus atroces. L’Église, et après elle le pouvoir temporel, arrivent à un raffinement de cruauté dans la punition, qui rend la lecture ou la reproduction des punitions infligées aux xve et xvie siècle presque impossibles pour un lecteur moderne. »

« Les idées fondamentales sur ce point essentiel, cardinal de tout groupement humain, ont ainsi changé du tout au tout entre le xie et le xvie siècle. Et lorsque l’État s’empare des communes qui ont renoncé déjà, même dans les idées, aux principes fédératifs d’arbitrage et de justice compensatrice populaire (essence de

la commune du xiie siècle) la conquête est relativement facile. Les communes, sous l’influence du christianisme et du droit romain, étaient déjà devenues de petits États, elles étaient au moins devenues étatistes dans leurs conceptions dominantes. »

« Ce court aperçu historique permet de voir jusqu’à quel point l’institution pour la vengeance sociétaire, nommée justice, et l’État sont deux institutions corrélatives, se supportant mutuellement, s’engendrant l’une l’autre et historiquement inséparables. »…

« Les gouvernements faisant des lois pour persuader qu’il existe une justice. » (A. Tournier) ! La Justice et l’État, monstres accroupis sur le corps social et symbolisant de concert « l’autorité veillant à la sécurité de la société et exerçant la vengeance sur ceux qui rompent les précédents établis : la Loi » (Kropotkine) ! De la monarchie de droit divin à la République ploutocratique, du bon plaisir des rois au bon plaisir des riches, la justice autoritaire et coercitive n’a fait que s’affirmer davantage avec la centralisation croissante et l’unification administrative. Au service des idées cristallisées et des courants d’en-haut, agrippée aux barrières d’un Code plus stagnant que la coutume, figé dans l’arbitraire et la vindicte, dans le propriétarisme et la morale biblique, la toute-puissante justice, séculairement « attachée aux règles », comme disait Bossuet, est liée à l’esprit étatiste et en épouse l’évolution. Elle est le fondement du règne (justicia regni fondamentum !  !) et non la délivrance de la liberté. Elle a pour mission première — et son bras : le juge, « spécialisé pour punir » en est l’agent hiérarchisé — de se dresser contre qui enfreint, moins en désobéissant qu’en dissecteur, moins en enfant terrible qu’en opposant, ses règlements iniques et draconiens, et, plus encore que de ramener dans le giron d’une société d’obédience les paraphraseurs de sa morale, de réduire à l’impuissance les irréguliers valeureux. Il n’est pas une unité qui veuille vivre et s’affirmer dans l’indépendance, ouvrir tout son être à plus de justice et de lumière, et qui ne trouve quelque jour devant sa marche résolue son appareil inflexible. Les nôtres — pour l’audace de leurs théories désagrégatrices, pour leurs revendications individualistes, — ont, plus que tous parmi les novateurs, saigné sous sa griffe auréolée…

Les partis qui bataillent pour la possession de l’État caressent la mainmise sur une justice de « consolidation » assise sur des lois de « justification ». Pour eux, « la justice est toujours une statue dont ils brisent la balance et ne saluent que le glaive ». Ils la regardent avant tout comme un moyen de résister aux retours offensifs des fractions évincées et aux prétentions des tendances adverses, en un mot comme une digue dressée devant l’indésiré, le coupable non-conformisme. Et ils utilisent tour à tour, pour leur sauvegarde et leurs fins particularistes, son armature séculaire. Justice « de Dieu », justice royale, justice bourgeoise, justice populaire : justices appuyées sur la religion, la politique, les classes ou l’économie, sont des armes toujours despotiques de la partialité des systèmes, et elles s’opposent, avec plus ou moins de franchise, d’intolérance ou de cruauté, aux aspirations et aux espérances de la justice.

Hommes, si tenaces à appeler des mains des tyrans la sécurité, à bénir la quiétude sous la férule, à pleurer des maillons d’esclaves pour vos libertés, si vous voulez la justice d’État, vous aurez la machine à légiférer, le Code où se fossilisent les précédents. Et vous rassemblerez, autour des Tables parcheminées, la monnaie courante d’une humanité avide et canaille à défaut des insaisissables « Uebermenschen » nietzschéens. Des légistes ossifiés garderont l’autel « du verbe et de la lettre » et, par la forme, vous riveront à l’esprit. Si vous voulez la justice d’État, il vous faut — après les juges,