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ELI
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cielle se trahit et se renie lui-même ; comment ne trahirait et ne renierait-il pas les autres ?

Les hommes ont tellement pris l’habitude de l’esclavage, qu’ils n’ont plus qu’une idée fort confuse du bonheur auquel ils aspirent. Ils ne savent pas plus distinguer et choisir les meilleurs d’entre eux, qu’ils ne savent ce qu’ils en attendent ; ils sont comme les grenouilles qui demandaient un roi. Aussi, s’en laissent-ils imposer par la fausse élite qui s’est érigée au-dessus d’eux, au moyen de la violence et du mensonge et qui s’y maintient par la terreur. Alors que l’état social, par une action bienfaisante, devrait corriger l’inégalité naturelle existant entre les hommes, il aggrave au contraire cette inégalité par les abus de son élite. Alors qu’il devrait faire le bien de tous, il ne fait que celui de cette élite privilégiée en perpétuant à son profit l’exploitation de l’homme par l’homme. Comment, accomplissant ainsi la pire des besognes sociales, cette élite serait-elle composée des meilleurs ? Ce n’est pas plus concevable que l’idée d’un Dieu de bonté affligeant les hommes du vomito-négro et de la peste. Mais on ne manque pas plus de sophismes pour justifier la souveraineté de la fausse élite que pour expliquer la bonté de Dieu. On dit que Dieu ne fait souffrir les hommes que par amour pour eux ; de même, c’est par charité que l’élite sociale « veut bien se dévouer » pour les gouverner, comme elle réduit les nègres en esclavage pour les « moraliser » (Déclaration des esclavagistes, 1859). C’est encore par charité qu’on torturait les hérétiques. A la veille de la Révolution, un nommé Muyart de Vouglans écrivait une Apologie de la torture que le pape Pie VI approuvait spécialement et dont le roi Louis XVI acceptait la dédicace.

Malgré tous les sophismes, les faits sont là, innombrables, pour montrer le véritable rôle, à la fois odieux et ridicule, de la prétendue élite qui règne sur le monde. Aussi, convient-il, chaque fois qu’on le peut, de lui arracher son masque, de la dépouiller de ses oripeaux, de mettre à nu sa monstruosité et sa laideur. Il faut renverser cette idole de sang et de boue, montrer à tous son imposture, démonétiser sa fausse gloire, faire un pied de nez à sa grotesque majesté et lui dire, comme M. Maurice Barrès, avant qu’il lui eût apporté une adhésion sénile : « Soldats, magistrats, moralistes, éducateurs, pour distraire les simples de l’épouvante où vous les mettez, laissez qu’on leur démasque sous vos durs raisonnements l’imbécillité de la plupart d’entre vous et le remords du surplus. Si nous sommes impuissants à dégager notre vie du courant qui nous emporte avec vous, n’attendez pourtant pas, détestables compagnons, que nous prenions au sérieux ces devoirs que vous affichez et ces mille sentiments qui ne vous ont pas coûté une larme. »

A l’origine, le besoin de se défendre qui arma le bras de l’homme produisit le parasite guerrier. Au lieu de prendre les armes aux seuls moments nécessaires de la défense, il ne les quitta plus, fit de la guerre un métier et devint un conquérant. Du guerrier est sorti le chef, le maître, le seigneur, le roi, l’empereur et… le président de la République.

A l’origine aussi, le besoin de savoir créa l’homme de pensée. Le savoir ne pouvait venir que de l’observation de la nature, de l’acquisition scientifique, du long travail de l’esprit. Il s’acquérait trop lentement au gré de la curiosité impatiente des hommes. Des imposteurs inventèrent alors la fausse connaissance, les superstitions, les fallacieux mirages du surnaturel, du merveilleux, des religions révélées ; ils versèrent ces poisons ensorceleurs à la soif des hommes. Installés eux aussi en parasites, ils devinrent le sorcier, le prêtre, le rhéteur, le jurisconsulte, l’économiste, le politicien, l’histrion et… le snob.

Suivant les temps et les lieux, les deux espèces furent

alliées ou hostiles, mais toujours maitresses des hommes ; elles exercèrent le pouvoir ensemble ou séparément, lui donnant des formes diverses et changeantes, mais le fond resta le même. Aristocratiques ou démocratiques, les formes du pouvoir, si opposées qu’elles furent par définition, différèrent si peu dans leurs résultats, que souvent les peuples, excédés de la prétendue « souveraineté dont on les affublait, lui préférèrent le « bon tyran » qui ne les appelait pas « citoyens », mais leur donnait au moins à manger.

L’aristocratie est, en principe, le gouvernement des « meilleurs », des optimates, comme disait Cicéron. Elle devait consacrer la suprématie de l’élite et diriger la République idéale, rêvée par Platon, que son élève Aristote définissait ainsi : « une république administrée par plusieurs citoyens de mérite et vertueux, les meilleurs. Une république où les chefs obéissent fidèlement aux lois établies et où tout est fait en vue du bien public, grâce aux lumières et aux vertus de ses administrateurs ». Mais, en même temps, Aristote devait constater combien il y avait loin de cette aristocratie idéale à celle qui se montrait dans la réalité, soit qu’elle fût plus oligarchique ou plus démocratique, soit encore, et c’était le pire, qu’elle fût de finance. La réalité était ce qu’Oresme devait dire de l’aristocratie lorsqu’il employa ce mot pour la première fois en France, au xive siècle : « Une espèce de policie selon laquelle un petit nombre de personnes ont princey et domination sur la communauté ». Pouvait-il en être autrement alors que ce système et l’organisation sociale établie par lui, avaient eu leur origine dans les violences et les rapines des hommes de guerre ? L’aristocratie avait été d’abord de race, composée des vainqueurs d’une autre race. S’étant emparée du sol, elle avait formé l’aristocratie terrienne. Ensemble, elles avaient fait l’aristocratie de famille, unissant les membres des familles conquérantes au-dessus des conquis. Elles s’étaient choisi des chefs d’où étaient sortis les rois. Comment fut désigné le premier ? Sans doute comme l’a raconté Jean de Meung, dans le Roman de la Rose :

Un grand vilain alors entre eux
Ils choisirent, le plus nerveux,
Le plus large et gras qu’ils trouvèrent,
Et prince et seigneur l’acclamèrent.

A sa suite, s’établit la hiérarchie aristocratique qui devait atteindre sa plus complète expression dans la Féodalité, « affirmation brutale du droit du plus fort et négation complète de toute idée de justice » (Jules Andrieu). Derrière les rois, suivirent ces « grands », à qui Coquillart disait, au xve siècle :

Princes, qui tenez les tresgrans estatz
Sans regarder la façon et manière,
Vous courroucez tant de gens en un tas
Que par vous va ce que devant derrière.

Croissant tous les jours en puissance et en orgueil, ces aristocrates, ces « grands », ces « nobles », étaient arrivés à se convaincre que leur sang n’était pas de même couleur que celui de leurs vassaux, qu’ils étaient des produits spéciaux de la divinité, parlant et gouvernant en son nom. Les héros grecs avaient eu ainsi leur parenté dans l’Olympe, comme les Niebelungen dans le Walhall, et les pillards qui furent les premiers Romains prétendaient descendre d’Enée ou d’Hercule. Sésostris se faisait sculpter en colosse devant tous les temples d’Egypte. Alexandre, qui ravagea tout le monde connu de son temps, se donnait le titre de « roi des rois », et se faisait déifier comme issu du dieu Amon aux deux cornes. Les Djenghis-Kan, qui ont laissé, en Asie, le souvenir des plus terribles massacreurs, s’égalaient à Dieu. L’un d’eux, Kuyuk, avait un sceau avec cette formule : « Dieu dans le ciel et Kuyuk sur la terre. »