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César, bien que se disant « démocrate », prétendait être à la fois dieu et roi. De même, Octave, qui n’était pas moins démocrate, et qui se fit appeler Auguste, quand il troqua sa démocratie contre l’empire. Virgile, grand poète, mais caractère servile, a écrit l’Enéide en son honneur et lui a marqué une place dans les constellations célestes. Auguste alla plus loin en se présentant comme l’incarnation du Maître Universel ; des adorateurs se vouèrent à lui tels, aujourd’hui, ceux de l’Immaculée Conception et du Sacré Cœur. A Byzance, les empereurs se disaient Dieu lui-même. Ils apparaissaient aux foules « comme suspendus en l’air et nimbés d’une auréole ». Ceux qui les entouraient étaient des rayons de leur divinité. C’est de Byzance que sortit la monarchie de droit divin, légalisée par le code de Justinien, confondant la loi avec la volonté de l’empereur et aggravant chrétiennement le droit romain. Louis XIV, avec qui cette monarchie atteignit en France son apogée, se faisait appeler le Roi-Soleil et avait pris cette devise ridicule forgée par quelque mauvais cuistre latinisant : « Nec pluribus impar ». Napoléon, avec le concours des curés qui s’étaient mis à son service, et qui devaient le vilipender après sa chute, faisait enseigner dans les écoles un catéchisme disant que servir l’empereur c’était servir Dieu.

La puissance illimitée des monarques en a fait des fous d’autant plus dangereux, qu’ils étaient entourés de flatteurs partageant leur aberration et la répandant parmi leurs sujets. La servilité des sénateurs de Rome faisait dire à Tibère : « Combien ces hommes sont faits pour la servitude ! » Ronsard appelait les courtisans :

Misérables valets, vendant leur liberté
Pour un petit honneur servement acheté.

Etre bâtard d’un Louis XIV équivalait à être issu de la cuisse de Jupiter. C’était un grand honneur d’être fait cocu par le roi ou, lorsqu’il allait poser culotte, comme un simple mortel, de le suivre en portant cet objet dont l’invention a fait la célébrité de Gargantua. Napoléon Ier, qui ne dut son triomphe qu’à sa connaissance supérieure de la sottise humaine, disait à ses contemporains : « Je vous achèterai ce que vous voudrez, mais il faut que vous soyez tous vendus. » Quelques-uns résistaient, mais le plus grand nombre se vendait, arborant la Légion d’honneur dont Napoléon avait découpé l’insigne dans le bonnet rouge, comme les révolutionnaires renégats d’aujourd’hui le découpent dans le drapeau de l’Internationale ouvrière. Comment les puissants ne seraient-ils pas emportes par leur mégalomanie lorsqu’ils voient le monde entier à leurs pieds, dans l’adoration de leurs turpitudes ?

Sous l’influence de leur prétendue élite, il n’est pas de peuple qui ne partage l’orgueil maladif de ses maîtres jusque dans les pires aventures ; aristocrates ou démocrates les suivent aveuglément comme on l’a vu lorsqu’ils ont déclenché la pire des guerres, celle de 1914. L’impérialisme, jadis manifestation isolée des grands empires dévorateurs, est devenu permanent et commun à tous les pays, même les plus chétifs. N’a-t-on pas vu la Belgique, la « petite Belgique martyre » de la Grande Guerre, exercer sur les noirs du Congo la plus épouvantable des exploitations ? Les peuples qui se disent chrétiens sont non seulement convaincus qu’ils sont supérieurs aux autres, mais chacun prétend, à l’exemple des Hébreux et des Chinois, qu’il est « l’élu de Dieu », à l’encontre de son voisin. Le Dieu unique, universel, est subdivisé, dépecé en morceaux qui se dévorent entre eux pour satisfaire les rivalités nationalistes particulières. Pendant la Grande Guerre, il y avait le « Dieu français » et le « Dieu allemand », sans parler des autres ; leurs prêtres achevèrent d’écarteler Jésus sur sa croix. Combien, chez chaque peuple, y a-t-il d’individus réfractaires au malaxage habile de

leur vanité particulière ? N’a-t-on pas vu, en même temps que des chrétiens, des pacifistes, des syndicalistes, des socialistes et des anarchistes se prendre pour des défenseurs de la liberté lorsqu’ils furent se battre pour des coffres-forts qu’on s’était bien gardé de mobiliser en même temps que leur peau ? Comme l’a constaté Gobineau, la vanité nationale dont les entrepreneurs de guerres, les Napoléon, les Poincaré, se sont servis si habilement, fait croire aux Français, depuis Louis XIV, que leur pays « marche à la tête des nations ». Les Allemands déclarent, à l’exemple d’Hegel, que « seuls ils comprennent la vérité et ont droit au titre d’hommes ». Les Anglais prétendent, avec les Cécil Rhodes et les Chamberlain, que « leur race est la première du monde et qu’elle est née pour commander aux peuples » etc… Ainsi, les fausses élites collectives correspondent aux fausses élites individuelles ; elles réunissent patriotiquement l’ivrogne illettré qui pérore devant le zinc et l’académisable M. Charles Maurras, dans le même mépris des métèques et dans l’élite du maboulisme.

Les rois, pour la plupart, n’ont laissé au monde qu’une histoire chargée de crimes et d’attentats contre les malheureux peuples qui leur ont été soumis. Leurs thuriféraires ne leur attribuent pas moins le mérite des progrès réalisés par l’humanité. L’Action Française, par exemple, se place sous l’égide des « quarante rois qui, en mille ans, ont fait la France » !… Elle semble ignorer que la France ne s’est faite que par la volonté persévérante de son peuple, malgré ces rois et le plus souvent contre eux. Elle oublie que ces rois n’eurent jamais d’autre souci que celui de leurs avantages personnels, de ceux de leurs familles et de leur caste, contre le peuple « taillable et corvéable à merci », depuis les premiers, les Clovis, les Clotaire, qui ne firent de « vastes Frances » que pour les partager entre leurs enfants jusqu’à ces d’Orléans qui votèrent la mort de Louis XVI, dans l’espoir de prendre sa place sur le trône, et dont l’héroïsme sordide a si souvent défrayé la chronique. Un Louis XIV disant : « L’Etat, c’est moi ! » se moquait autant de la France que ses dignes successeurs, un Louis XV s’écriant : « Après moi, le déluge ! », un Louis XVI faisant appel à l’invasion étrangère pour sauver sa couronne et les derniers de la famille ne retrouvant cette couronne que grâce à cette invasion. Elle oublie aussi, l’Action Française, que si la France fut sauvée de l’Anglais au xve siècle, ce fut par Jeanne d’Arc et le peuple soulevé, mais non par le roi Charles VII allié de caste des Anglais et des Bourguignons, qui leur avait abandonné le pays et qui abandonna encore plus lâchement pour être livrée au bûcher, celle à qui il devait sa royauté. Elle oublie enfin que les derniers rois de France furent chassés par des révolutions que provoqua leur incurie. La France fut faite, contre la fausse élite des rois, des guerriers et des courtisans, parasites insatiables et malfaisants, par la véritable élite de son peuple, de ses travailleurs, de ses savants et de ses artistes… Comme disait Auguste de Thon, aux gens de Sorbonne, qui poursuivaient l’imprimeur Henri Estienne : « Vous avez beau faire, un général qui a gagné vingt batailles et pris cinquante villes a moins fait pour la France que cet imprimeur. » Faut-il rappeler que le moindre des défauts des rois est l’imbécillité sénile ? On voit ce que peut être cette élite des « meilleurs parmi les meilleurs » et combien leur royauté si souvent usurpée et ridicule, est celle de l’âne qui se couvrait de la peau du lion. Constatons toutefois, pour demeurer dans l’équité, que le mal s’étend à tous les chefs de gouvernements. M. Alexandre Millerand, qui s’y connait, ayant été nourri dans le Sérail, a dit : « Le Président de la république est l’incarnation vivante, le rejeton orgueilleux des grands bandits légaux qui ont détroussé