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entre la langue littéraire et l’écriture : il est immense entre l’écriture et la langue familière. » (R. de Gourmont : Promenades philosophiques). M. Nyrop a dit dans son Manuel phonétique du français parlé : « La langue française écrite ne donne qu’une image très imparfaite de la langue française parlée. Il y a peu de langues où le désaccord entre l’écriture et la prononciation soit aussi profond, où il soit aussi difficile de conclure de l’une à l’autre… La langue parlée est eu voie d’évolution continuelle, tandis que la langue écrite reste immobile ou ne subit que des changements insignifiants ; elle ne nous indique pas comment on prononce le français de nos jours, mais comment on le prononçait il y a quelques siècles. »

Ce n’est qu’à partir du xive siècle qu’a existé une véritable langue française. Jusque-là, aucun des dialectes parlés dans le pays n’avait eu la prépondérance sur les autres. Godefroy a composé un Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle (1881). Avec le pouvoir grandissant des rois de l’Ile-de-France s’affirma la prépondérance du langage de cette province qui devint peu à peu la langue officielle de toute la France. Mais ce ne fut pas sans être soumise à des influences très nombreuses ; d’abord celles qui avaient agi sur la formation du langage d’Ile-de-France — sources autochtones mêlées d’invasions successives jusqu’à l’établissement définitif des Francs — ensuite celles incessantes des provinces, enfin celles des pays étrangers.

On dit, généralement, que le français est une langue latine. Si le latin, apporté par les invasions romaines et qui fut pendant plusieurs siècles dominant dans les Gaules, est entré pour une grande part dans la formation de la langue, il n’est pas un de ses éléments fondamentaux. La prononciation française, entre autre, n’est pas latine et, à cet égard, l’allemand, qui possède l’accent tonique et prononce ou la voyelle u, est plus latin que le français. Le besoin d’une expression claire correspondant au caractère français, fit abandonner l’inversion latine qu’on retrouve dans l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol. L’orthographe fut, jusqu’au xve siècle, sous la dépendance de la prononciation. Toutes deux varièrent beaucoup. Par exemple, suivant la prononciation, homme s’écrivait au singulier : om, hom, hum, huom, huem, hoem, hon, hons, et au pluriel : home, homme, homme, homes, humes, etc. L’engouement pour le latin commença à fixer l’orthographe, mais souvent par des règles abusives comme celles de l’emploi de l’x. Ainsi,croix, noix, poix, voix, devraient s’écrire crois, nais, pois, vois, comme dans le vieux français, car ils ne viennent pas de crux, nux, pix, vox, mais de crucem, nucem, picem, vocem, et c’est le c qui était devenu un s. (R. de Gourmont). L’orthographe a été régularisée à partir du xviie siècle : « ce fut un grand bienfait pour la langue » (R. de Gourmont). Nous n’entrerons pas dans le détail des éléments qui ont formé le français et des transformations qu’il a subies ; nous renvoyons pour cela aux ouvrages des spécialistes : Recherches sur la langue française et ses dialectes (Fallot, 1839) ; Origine et formation de la langue française (Chevallet, 1850) ; Histoire de la langue française (Littré, 1863) ; Histoire de la langue française (Brunot, en cours de parution depuis 1905), etc…

La théorie du français langue latine est séduisante pour les partisans des doctrines de conservation sociale plus ou moins lettrés. On comprend qu’ils la soutiennent pour défendre un ordre de choses qui s’inspire encore sur tant de points de l’époque romaine. Le droit français entre autres est un prolongement du droit romain. Il est certain qu’on dut aux Romains le commencement d’une organisation sociale dans les Gaules

comme dans tout leur empire. Au milieu des troubles causés par les incessantes invasions, ils établirent une sorte d’unité administrative qui, si elle est de valeur contestable politiquement, fit un bien immense au point de vue du développement économique et des conditions d’existence des populations. Il suffit d’indiquer, pour montrer l’importance de cette œuvre, que toutes les grandes villes et grandes routes sont d’anciennes cités et d’anciennes voies romaines. C’est des Romains que l’Église apprit cette discipline qui fit sa force durant ce moyen âge où la société fut livrée à tous les désordres. Plus que tout, la langue latine fut le moyen de cette unité administrative et de cette discipline religieuse. Mais elle ne s’imposa pas comme langue du pays. Elle se corrompit peu à peu au contact des idiomes populaires et c’est par leur mélange que se formèrent les différents dialectes de la langue appelée romane. Le véritable latin n’exista plus, même comme langue littéraire. C’est dans le latin barbare de leur époque que s’exprimèrent les écrivains du temps. Les écrits de Sidoine Apollinaire, et surtout de Salvien montrent l’état de dissolution où cette langue était tombée au ve siècle. La décadence de la langue suivait celle de l’empire, résultat des rapports intimes qui unissent le langage des peuples à leur vie politique. La même langue barbare était celle des ecclésiastiques. A Rome même, dans l’entourage des papes, le latin fut si corrompu qu’au xie siècle, le pape Urbain II chargea un chancelier de mettre en bon latin les ouvrages émanés du Saint-Siège depuis le viie siècle.

Le goût du latin et du grec classiques fut le signe de la Renaissance. Ils n’étaient plus, depuis longtemps, que des langues mortes. Le latin, langue liturgique romaine, s’était corrompu dans l’Église même, ses clercs n’étant pas plus lettrés que les laïques. Le grec avait été farouchement proscrit ; les progrès de l’humanisme furent longs à désarmer cette haine pour la langue des hommes libres de l’antiquité qui renaissait pour susciter de nouveaux hommes libres. L’enseignement, dans les écoles, du latin classique et surtout celui du grec, rencontrèrent plus d’un obstacle. L’Église ne voulait les admettre que dans les formes orthodoxes à sa convenance, enseignés par ces gens qui « laborieusement écorchaient la peau de ce povre latin », comme on disait alors. Rabelais a plaisamment raillé ces écorcheurs, qui prétendaient « pindariser », dans l’épisode de l’écolier limousin, au livre II de Pantagruel. Pour le grec, c’était pire. On ne l’admettait qu’adapté à la façon des goujats de Sorbonne qui avaient épluché, trituré, laminé Aristote pour en extraire la bonne scolastique. C’est seulement en 1458 que Grégoire Typhernas commença à Paris, avec l’autorisation de l’Université, des leçons publiques de grec. Il n’eut guère de succès, mais il suscita un grand scandale dans l’Église. Un siècle après, les prédicateurs protestaient encore en chaire contre l’enseignement public, au Collège royal, du grec que l’un d’eux, Noë Beda, appelait la langue des hérésies. Au xvie siècle, en plein épanouissement de la Renaissance, on brûlait les livres grecs de Rabelais et François Ier, qui pindarisait à sa façon, laissait envoyer au bûcher Etienne Dolet pour avoir traduit deux dialogues grecs attribués à Platon et annoncé qu’il voulait publier une traduction complète de l’œuvre de ce « divin et supernaturel » philosophe.

Il n’est pas inutile d’insister sur tout cela lorsqu’on voit aujourd’hui les défenseurs des traditions de l’Église rompre des lances pour le grec, le latin, et aussi pour la langue des troubadours, le provençal, que l’Église a réduite au sort des patois du Midi en suscitant l’épouvantable guerre des Albigeois. Mais la question des « humanités » est-elle autre chose qu’un prétexte pour faire échec aux idées modernes de démocratie