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nos ancêtres par l’usure, par le monopole, par la savante mise en œuvre de tous les procédés que la loi, faite par eux, et pour eux, leur mit en main. » Tous les régimes ont leurs « ministres intègres qui pillent la maison » et leurs « gâcheurs politiques, lesquels s’imaginent qu’ils bâtissent un édifice social parce qu’ils vont tous les jours à grand-peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de lois, des Tuileries au Palais-Bourbon et du Palais-Bourbon aux Tuileries » (Victor-Hugo).

A côté de l’aristocratie de race, de terre et de famille, s’est formée, sous son aile, l’aristocratie religieuse avec ses dieux, ses prophètes, ses saints, ses beati de toutes catégories et sa hiérarchie ecclésiastique allant du pape jusqu’au dernier moucheur de cierges, tous avides de remplir leur escarcelle par l’usage du divin. L’origine de cette aristocratie est plus mystérieuse, plus invraisemblable que celle de l’autre ; elle n’en est pas plus reluisante car les turpitudes religieuses sont sans égales, mais la foi sanctifie tout. Les avatars de la vie des saints sont, comme, la Bible et toute la littérature ecclésiastique, dignes de ceux qui les ont inventés et des pauvres cervelles à qui le paradis est promis.

L’aristocratie religieuse l’emporta souvent sur son aînée dans le gouvernement des hommes, ne se contentant pas de la puissance spirituelle mais revendiquant la temporelle avec une fureur singulièrement contradictoire de sa mission de paix et d’amour. Pendant des siècles, des peuples ont été gouvernés par des prêtres, les Orientaux en particulier. Depuis des milliers d’années l’Inde est sous le pouvoir de ses brahmes qui ont organisé la hiérarchie la plus opposée à cette égalité que prêcha Çakya-Muni, précurseur de Jésus. Le brahme, même mendiant, est supérieur aux rois, tandis qu’en bas la masse du peuple appelée « diables », « pourceaux », « chiens », subit la condition la plus misérable qu’on vît jamais. Les Égyptiens, les Hébreux, eurent des gouvernements religieux. Chez les Étrusques, ancêtres des Romains, les prêtres appelés « lucomons » terrorisaient ce peuple excessivement superstitieux. A Rome, la puissance des prêtres domina toujours les pires tyrans. Il n’est pas d’exemple plus caractéristique de ce que peut produire collectivement le fanatisme religieux que le soulèvement guerrier des Arabes, peuple de pâtres, d’agriculteurs, de marchands essentiellement pacifiques, entraînés par le mahométisme à conquérir en dix ans un empire plus étendu que celui de Constantinople.

Les crimes des religions dépassent ceux des empires. L’histoire antique est pleine des guerres et des sacrifices humains qu’exigeaient des Moloch et des Jéhovah sanguinaires. Plus près de nous, l’Inquisition qui se manifeste encore chaque fois qu’elle en a l’occasion, est l’illustration la plus terrifiante de ce que « l’amour du prochain » peut comporter de haine et de cruauté de la part d’individus hors nature. Aux violences guerrières, les prêtres ont ajouté l’hypocrisie sacerdotale et la casuistique qui absolvent tous les dévergondages. La Renaissance a vu, avec les papes, les pires cruautés et les plus dégoûtantes débauches. A l’exemple des empereurs romains et des premiers rois de France, la plupart des papes n’arrivèrent au trône que par le poison et le meurtre : ils faisaient, avec leurs évêques, le commerce le plus impudent des choses, de la religion. Ils tiraient même profit de la prostitution et Sixte IV lui faisait payer patente. Des évêques disaient publiquement : « J’ai deux bénéfices qui me valent trois mille ducats par an, une cure qui m’en donne cinq cents, un prieuré qui m’en vaut trois cents, et cinq filles dans les lupanars du pape qui m’en rapportent trois cents cinquante ». (A. Castelnau. La Renaissance italienne.) Comme les prêtres de Cybèle dans la Rome de la décadence, les prêtres catholiques

vendaient des indulgences pour toutes sortes de fautes. Ils faisaient tous les métiers, entre autres celui d’entremetteur d’amour ; non seulement ils favorisaient l’adultère, mais ils autorisaient les avortements et procuraient des avorteuses qu’ils allaient chercher dans des couvents (Machiavel, La Mandragore). Ronsard a dépeint dans son Discours à des-Autels, l’Église :

…Riche, grasse et hautaine,
Toute pleine d’écus, de rente et de domaine.

Ses prélats :

Parfumés, découpés, courtisans, amoureux,
Veneurs, et fauconniers, et avec la paillarde
Perdent les biens de Dieu, dont ils n’ont que la garde.

C’est à propos de cette époque de la Renaissance que Gobineau a écrit ceci : « Il est assurément fâcheux que les basses classes d’une nation soient énervées et n’aient plus devant les yeux la considération d’aucun devoir ; mais il est bien plus déplorable encore de voir les classes supérieures de la société devenues complètement incapables de tenir leur rang et de servir au peuple de directrices et de guides. » Ce jugement est applicable à tous les temps et à toutes les classes prétendues supérieures. Dans la « vieille France », que regrettent les dernières douairières bien qu’elles aient trouvé des emplois dans la République, les abbés de cour partageaient avec les mousquetaires le cœur et la bourse des dames sentimentales et faciles. Les Mémoires des xviie et xviiie siècle sont pleins de récits de la vie scandaleuse d’une élite oisive, prétentieuse, insolente, dont les personnages les plus considérables vivaient ouvertement de la prostitution de leurs femmes ou de leurs maîtresses et du jeu. Figaro pouvait constater ironiquement que cette aristocratie sans honneur et sans pudeur n’avait même pas les vertus qu’elle exigeait de ses domestiques.

Ce fut l’Église qui suscita les Croisades, entreprises de rapine qu’elle dirigea comme en 1900 le pillage de la Chine. En 1095, Urbain II prêchait déjà la croisade comme une expédition coloniale de nos jours ; « elle devait ouvrir des débouchés aux populations trop à l’étroit chez elles et dépourvues de richesses ». Alexis Comnène, empereur de Byzance, faisant appel au nom de l’Église aux barons d’Occident, disait : « Que leur cupidité soit tentée par l’or et l’argent détenus en abondance par les infidèles, qu’ils songent à la beauté des femmes grecques ! » Toutes les entreprises contre les « hérétiques » eurent avant tout des motifs de pillage. Innocent III, commandant la Croisade des Albigeois, promettait le partage des biens de Raymond de Toulouse. Les Templiers, trop riches, furent victimes de la cupidité conjointe de Philippe le Bel et de l’Église. Les rois et les prêtres s’enrichissaient des dépouilles des victimes de l’Inquisition, de la confiscation des biens des protestants, de la traite des noirs et d’autres brigandages aussi productifs que pieux.

L’Église a exprimé l’élite de sa pensée lorsqu’elle a formulé son idéal de monarchie universelle en ces termes : « Une foi, une loi, un roi ! » C’est le programme qu’elle poursuivit avec l’Inquisition ; si elle avait réussi, c’en eût été fini de la pensée humaine, et de toute véritable élite.

Mais l’aristocratie la plus puissante est celle de l’argent ; elle continue, en l’amplifiant, l’œuvre néfaste des autres. Elle confère les avantages de l’élite à qui n’en a même pas les apparences ; elle réalise l’égalité dans le puffisme et la sottise. Avec elle, savoir, talent, travail, intelligence, éducation, sentiment, tout disparaît devant la richesse. Le veau d’or est son symbole ; Ubu-roi est son grand homme. Elle s’est formée et développée surtout dans les démocraties comme la