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hissante s’implanta peu à peu dans les mœurs. Le mal était déjà grand à la fin du xvie siècle, et Sully le déplore dans ses Mémoires : « Ces officiers de toute espèce, dit-il, dont le barreau et la finance abondent et dont la licence aussi bien que l’excessive quantité sont des certificats sans réplique des malheurs arrivés à un État, sont aussi les avant-coureurs de sa ruine. » Cette situation désastreuse alla empirant en France durant le xvii et le xviiie siècle. Elle fut une des causes de la Révolution française. Le xixe siècle n’est pas exempt de cette lèpre de la légalité… « La légalité nous tue, disait un ministre de la monarchie de Juillet. Le fait est que plus on avance, plus la chose se complique, et que le moment peut venir où le réseau des lois positives sera devenu tellement inextricable que la société sera obligée, sous peine de mort, de se débarrasser de ce poids étouffant ». »

C’est là un réquisitoire précis et caractéristique dans sa sévérité modérée. Et c’est en vain qu’essaient de le redresser (par cette méthode de juste milieu qui est une concession à l’ambiance) des considérations sur les garanties d’équité indispensables qu’offre une légalité en concordance stricte avec la loi, et l’assurance, quelque peu dissonante après l’évocation de ses méfaits séculaires, que le mal de la légalité nous garde de l’arbitraire. Comme si l’arbitraire codifié épousait, sous le masque, les vertus de la justice et que nous dussions bénir la tyrannie qui invoque la sauvegarde de nos libertés ! Tout en reconnaissant, comme il convient, les différences de la légalité d’aujourd’hui avec celle du moyen âge, l’une plus brutale, l’autre plus envahissante — différences acquises grâce aux dénonciations persévérantes de la pensée inasservie et aux conquêtes douloureuses d’hommes courageux — tout en appréciant les adoucissements, plus réels dans la forme que dans le fond, arrachés à cette tourmenteuse des peuples qu’est la légalité, nous abandonnerons ici les légalistes quand même à leurs espérances inlassées (plusieurs milliers d’années d’expérience probante n’aboutiraient-elles, après une analyse à vif, qu’à cet acte de confiance obstiné) d’une légalité bonne en définitive. Nous la regardons comme un appareil néfaste, paralysant la marche de l’humanité dans un réseau de chaînes séculaires, et envisageons sa disparition comme une délivrance. Les hommes n’auraient pas eu si longtemps à batailler — la lutte dure encore — pour la « légalité meilleure » (une légalité que les dangers courus par le conservatisme fait, à toute période critique, se resserrer comme un étau sur les opposants) si les sociétés s’étaient délibérément débarrassées de ce fléau. Le décompte des services qu’on peut lui attribuer — car les institutions et les mœurs les plus oppressives ne sont jamais invariablement unilatérales et laissent toujours filtrer quelques menus bienfaits montre avec plus d’évidence quelle somme de tracasseries malfaisantes et de malheurs sérieux la légalité a accumulés sous prétexte de protection. Combien illusoire et précaire fut le secours apporté par elle, à son corps défendant, à la véritable équité ! Avec les lois « multipliées, injustes, inutiles, obscures », nous répudions la légalité « pénible, inique, tracassière et incertaine » qui lui fait cortège. Nous nous rappelons le mot de Tocqueville et retenons que si les légistes invoquent souvent la liberté « ils placent la légalité bien au-dessus ». Nous constatons que, sous le prétexte de canaliser « harmonieusement » la vie sociale, la légalité nous étouffe ; plus encore, comme disait Viennet, que « la légalité nous tue ! » — Lanarque.

LÉGALITÉ. Des lois, souvent mal connues mais inéluctables et contraignantes, président à l’écoulement des phénomènes soit physiques soit vitaux ; une

nécessité interne relie, dans un ordre fatal, les causes et les effets. Pour commander à la nature, l’homme commence par lui obéir ; le réseau serré d’un déterminisme inflexible retient l’universalité des faits étudiés par le savant. A + 100 degrés l’eau bout, à — 1 elle se congèle sous la pression et dans les conditions ordinaires ; tout corps abandonné à lui-même tombe ; l’inoculation du microbe diphtérique provoque des effets connus. Dans les prétendus miracles que les religions diverses, du catholicisme à la théosophie, invoquent, il faut voir des phénomènes rares mais parfaitement naturels ; quand n ne s’agit point de pures supercheries. Ainsi des règles fixées selon un ordre toujours identique à lui-même, contre lequel nos vouloirs se brisent commandent dans le monde physique en dernier ressort. L’association, qu’elle soit humaine ou même simplement animale, est-elle soumise pareillement à des lois inéluctables engendrées par la nature et qui contraignent du dedans ? Certains le pensent, d’autres le nient ; la sociologie commence seulement à balbutier son alphabet et chacun peut encore la faire parler comme il veut. Pour Schæffle et Spencer les sociétés sont des organismes véritables soumis à toutes les lois biologiques. Tarde, au contraire, ne voit dans les événements sociaux que des phénomènes psychologiques commandés par la loi mentale d’imitation ; Dürkheim insiste sur ce fait que l’homme vivant en société possède des manières de penser, de sentir, d’agir, qu’il n’aurait pas s’il restait isolé. Préoccupés de garantir les intérêts des chefs et de l’aristocratie, nombre de sociologues visent, consciemment ou non, à légitimer l’état de chose actuel, à soutenir les prétentions des capitalistes et de l’autorité, à présenter comme naturels des faits qui résultent de l’arbitraire humain, à déclarer fatales les plus artificielles créations des privilégiés.

Au premier rang des faits sociaux, qui dépendent de vouloirs humains, se place l’ensemble des prescriptions promulguées par les gouvernants. Imitation grossière de ce qu’offre la nature, la loi décrétée par les chefs relie arbitrairement une manière d’être ou d’agir à des conséquences qu’elle ne comporte pas naturellement : au délit elle associera l’amende, la prison ; au crime la réclusion, le bagne, la mort. Et l’intérêt des grands sert de norme souveraine lorsqu’on dresse le catalogue des peines infligées aux contrevenants ! Rien ici de la fatalité interne des lois physiques ; la contrainte s’exerce du dehors, par le soin du gendarme et des agents de l’autorité ; elle disparaît dès qu’ils sont absents. Mais, pour en imposer à la naïveté populaire, les juristes identifient volontiers loi scientifique et loi sociale. « Lato sensu, écrit Baudry-Lacantinerie, le mot loi désigne toute règle qui s’impose. La matière a ses lois, les animaux ont leurs lois, l’homme a ses lois. Dans l’ordre des relations juridiques, la loi, en ce sens est large et synonyme de règle de droit. Les lois sont les règles de conduite obligatoires, dont l’ensemble constitue le droit. » Le même, il est vrai, a dû reconnaître, peu avant, que le droit « est l’ensemble des règles, dont l’observation est assurée par voie de contrainte extérieure à un moment et dans un pays donnés ». N’est-ce pas avouer que les lois promulguées par nos législateurs n’ont que le nom de commun avec les lois scientifiques ? N’est-ce pas reconnaître aussi leur caractère artificiel, puisqu’elles existent seulement en vertu d’une contrainte exercée par d’autres hommes ? Un coup d’œil sur l’histoire des législations, chez les divers peuples, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, suffirait à nous en convaincre. Ici on récompense ce qu’on punit ailleurs ; ce qui fut bien hier devient mal aujourd’hui. Et les institutions les plus fondamentales des états modernes : famille, propriété, impôt, armée, choix des chefs,