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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/603

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LET
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On a vu de tout temps des rapetasseurs tirer, pour le roman-feuilleton, des Mignon et des Roméo et Juliette des œuvres de Gœthe et de Shakespeare, découper en tranches pour le théâtre des Madame Bovary, « corriger » Racine et Molière à l’usage des séminaires ; mais jamais on n’avait vu « adapter » sur une si vaste échelle en récrivant les textes, en changeant les caractères et les situations, en se livrant au pillage littéraire le plus éhonté avec une triomphale impudence (voir Tripatouillage). C’est devenu une industrie universelle, et les sociétés de gens de lettres, les syndicats d’écrivains protègent ça !… Poursuivis par la haine des pontifes et des ratés, les vrais hommes de lettres, les plus grands : Hugo, Balzac, Baudelaire, Stendhal, Flaubert, Zola, Becque, Mirbeau ; les plus purs : P.-L. Courrier, Tillier, Vallès, Cladel, Villiers de l’Isle-Adam, Gérard de Nerval, Verlaine, Ch.-L. Philippe et cent autres proscrits des lettres, sont livrés en pâture aux goujats qui gâchent le mortier de la sottise souveraine. Un parvenu littéraire, M. Clément Vautel, a écrit dans un article contre H. Becque : « Le travail qui fait vivre est toujours honorable. » M. Vautel a évidemment besoin d’être indulgent pour son propre travail ; mais le cambrioleur, le pickpocket, le souteneur, vivent aussi de leur « travail » qui n’est pas, entre parenthèses, moins « honorable » que celui des pirates de la littérature, et il est plus dangereux. Dans sa haine du génie et de la pauvreté, M. Vautel n’a pas vu qu’il apportait l’adhésion la plus intégrale à l’illégalisme. A moins que l’illégalisme n’en soit plus lorsqu’il a pignon sur rue, de même que « le crime heureux fut juste et cessa d’être crime », comme l’a constaté Boileau. Dans une société où leur travail est « honorable », il est normal qu’un Becque ne laisse que des dettes à ses héritiers et qu’un Deubel en soit réduit à se jeter à la Seine.

Il faut donc distinguer parmi les gens de lettres, d’abord, ceux qui méritent véritablement ce titre par leurs connaissances : ce sont les lettrés. Ensuite, ceux qui servent les lettres par amour pour elles et n’en font un métier ou qui, s’ils en vivent, le font avec dignité et avec le respect de la pensée qu’ils ont l’honneur de servir. Car, quoi qu’en puissent dire les « prolétaires des lettres » qui gémissent à jet continu sur les « duretés de la vie littéraire » et importunent le monde de revendications saugrenues, personne n’est obligé de se faire écrivain. Si on ne voit pas dans l’art, comme dans les idées, un apostolat, si on n’est pas prêt à se dévouer à eux avec un amour absolument désintéressé, on sera plus utile à soi-même et à la société en se faisant maçon ou laboureur. J.-J. Rousseau écrivait à M. de Malesherbes : « Vos gens de lettres ont beau crier qu’un homme seul est inutile à tout le monde et ne remplit pas ses devoirs envers la société ; j’estime, moi, que les paysans de Montmorency sont des membres plus utiles de la société que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple pour aller six fois la semaine bavarder dans une académie, et je suis plus content de pouvoir, dans l’occasion, faire quelque plaisir à mes pauvres voisins que d’aider à parvenir à ces foules de petits intrigants dont Paris est plein, qui tous aspirent à l’honneur d’être des fripons en place et que, pour le bien public comme pour le leur, on devrait tous envoyer labourer la terre dans leurs provinces. »

Seuls, ceux qui servent l’art et les idées avec désintéressement peuvent leur apporter cette liberté qui est leur première condition. Ceux qui en vivent s’en servent plus qu’ils ne les servent, et cela en raison directe du profit qu’ils en attendent. De là cette dualité des fonctions des gens de lettres comme de tous les artistes ou propagandistes. Il arrive que l’artiste sert l’art tout en rencontrant la faveur publique ; c’est exceptionnel, tant le goût public et l’intérêt de ceux qui le dirigent

sont étrangers à l’art. M. M. Barrès disait : « La littérature donne parfois tout ce qu’elle a de plus beau au monde, elle ne donne jamais le pain et l’abri à ceux qui les demandent ; c’est tout ou rien ». Presque toujours l’artiste dessert l’art pour gagner la faveur publique ; il en résulte la corruption et l’asservissement de l’art livré à des charlatans qui n’ont de l’artiste que le titre. D’après Voltaire, le public de son temps se composait de 40 à 50 personnes pour un livre sérieux, de 400 à 500 pour un ouvrage plaisant, de 1.100 à 1.200 pour une pièce de théâtre. Aujourd’hui le nombre est resté à peu près le même pour l’ouvrage sérieux, livre ou pièce, c’est-à-dire pour la littérature et le théâtre qui sont de la pensée et de l’art. Le nombre a décuplé pour la gaudriole livresque et théâtrale. Jean-Jacques Rousseau disait : « J’ai toujours senti que l’état d’auteur n’était et ne pouvait être illustre et respectable qu’autant qu’il n’était pas un métier. » Et Flaubert : « Il n’y a rien de plus vil sur la terre qu’un mauvais artiste. Faire de l’art pour gagner de l’argent, flatter le public, débiter des bouffonneries joviales ou lugubres en vue du bruit ou des monacos, c’est là la plus ignoble des professions. » L’art, comme la religion, a ses apôtres et ses martyrs, mais il a surtout sa multitude de boutiquiers simoniaques qui en font des falsifications et un commerce impudent.

« Les lettres, pour qui en est digne, ne sont pas un métier, mais la vocation impérieuse de manifester sa pensée, avec la jouissance de lui donner sa forme la plus parfaite. » (G. d’Avenel). L’honneur de l’écrivain est d’être indépendant, de ne travailler à composer son œuvre que dans l’absolue liberté de sa pensée. On n’est pas indépendant lorsqu’on aspire à la richesse, à des décorations, à l’Académie. M. H. Rosny ainé se plaignait un jour qu’on décorait les littérateurs au compte-gouttes. Croit-il que les littérateurs ont encore trop de véritable dignité ? « Les honneurs déshonorent », disait Flaubert, et M. Gaston Chérau, qui refusa la Légion d’honneur, a écrit : « A voir l’usage qu’on a fait depuis longtemps de la Légion d’honneur, j’ai pensé que si un jour on me proposait de me comprendre dans une promotion, je refuserais l’honneur qu’on me ferait de me placer près de certains anciens, dans la compagnie de gens qui ne doivent leur ruban qu’à l’intrigue. » Mme Suzanne Després a répondu : « Garde ta mercerie ! » au ministre, M. Herriot, qui voulait la décorer. Mais pour certains qui se respectent et ont le respect de leur pensée, combien qui ne sont, bassement, que des valets ! On lit tous les jours des choses comme ceci dans des journaux où les gens de lettres mettent leur plume à l’encan : « L’administration des Finances obtiendra des écrivains ce qu’elle voudra, surtout si elle les traite, ce dont on ne veut pas douter, avec les égards dus à ceux qui dirigent l’opinion et qui sont naturellement des auxiliaires précieux pour le gouvernement dans toutes les initiatives et mesures d’ordre financier. » (Comœdia, 30 juillet 1925). Et ceux qui écrivent ces choses s’indignent, au nom de la morale, contre la prostitution qui s’étale effrontément et fait une publicité tapageuse !…

Stendhal voulait qu’un homme de lettres se contentât de six mille francs de revenu par an. En vingt-deux ans, ses œuvres ne lui rapportèrent pas dix mille francs. On gagne plus aujourd’hui en écrivant plus mal. Ces cinq cents francs par mois qui auraient suffi à Stendhal en font deux mille cinq cents de nos jours. Beaucoup qui savent rester libres ne les gagnent pas. Mais comment les hommes de lettres qui désirent la vie de « palace » s’en contenteraient-ils ? On comprend qu’ils préfèrent rester avec la bourgeoisie bien que, disent-ils, « ils n’en sont pas plus fiers pour ça ». Elle les nourrit mieux que ne ferait la révolution. Ils n’en gémissent pas moins sur la situation précaire des écrivains et des artistes.