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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/604

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LET
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Ils y trouvent l’occasion de dénigrer la « démocratie béotienne » et d’épancher leur aristocratisme en rappelant les temps où « les rois protégeaient les lettres et les arts », ce qui n’est pas une des moindres mystifications de l’histoire (Voir Plutarquisme). Ils plaignent le sort de cette « pauvre et sublime noblesse », réduite à « apprivoiser le manant » depuis que ce vilain bougre a mis dans sa caboche de ne plus se laisser rosser, estropier et piller par elle, et à cultiver littérairement « l’art d’être pauvre » lorsque les héritiers des marchands de cochons de Chicago en ont assez d’entretenir son parasitisme armorié. Ils vont même jusqu’à trouver préférable à la condition d’écrivain celle des ouvriers de l’usine et des champs qui gagnent de « hauts salaires ». Que ne vont-ils à l’atelier et à la moisson les gens de lettres que leur état ne nourrit pas ? Mais on préfère les petits métiers des bars et des dancings, parmi les « gigolos » non seulement sans profession mais aussi sans sexe qui font l’ornement de ces établissements essentiellement moralisateurs ; ceux des journaux et de toutes les boîtes à potins et à scandales, ceux de flagorneur, d’écornifleur, de maître-chanteur, et nombre d’autres qui sont plus d’aventure que de lettres. C’est moins fatigant, mais est-ce plus digne ? M. Forain, de l’Institut, a représenté dans un dessin célèbre un ouvrier soulevant une « demoiselle » et disant à un valet de grande maison : « Hein ! C’est plus lourd qu’un pot de chambre. » Oui, mais c’est encore bien plus lourd qu’une plume vénale. Un valet de chambre ne vend que les services de ses mains ; dans l’impassibilité de sa fonction, il peut garder sa pensée intacte et rester un homme. Un valet de plume vend sa pensée et sa conscience ; il s’oblige à toutes les grimaces et n’est plus rien. Entre vider le pot de chambre de M. Lechat ou être son collaborateur, son « cher confrère », la question ne se pose pas lorsqu’on possède encore un peu de dignité. On choisit le pot de chambre. « Quelque infâme que soit, pour tout le monde, la vénalité, pour un écrivain elle l’est encore davantage », disait Claude Tillier. « Qui m’appartiendra donc si ma pensée n’est pas à moi ? » demandait L.-Sébastien Mercier. Il y a deux mille ans que l’Évangile dit : « À quoi vous servirait de gagner le monde si vous veniez à perdre votre âme ? » Depuis deux mille ans les « vendus » répondent en ricanant : « À en acheter une autre. » Et les boutiquiers de l’Évangile les entretiennent dans ce sentiment. Mais ils savent bien que l’âme, c’est-à-dire la liberté de la pensée, la dignité de l’individu, ne se perd pas impunément. Il faut bien qu’ils s’en aperçoivent lorsque après une vie de servilité, devant le néant de leur existence et en présence de la mort, ils demandent avec épouvante à un prêtre de leur rendre leur innocence première. Ceux qui ont défendu leur âme et bien accompli leur vie n’ont pas besoin de cette fallacieuse intervention d’un sorcier pour conserver une auguste sérénité à leur dernière heure.

On a entendu M. Maurice Rostand, qui mène une vie de cabotin élégant dans tous les lupanars à la mode, se plaindre que « la République n’avait rien fait pour sa famille ! » La République fit moins encore pour un Vallès, un Villiers de l’Isle-Adam, un Verlaine, un Deubel et tant d’autres, qui auraient mérité autrement que la famille Rostand qu’elle s’occupât d’eux, mais qui ne lui demandèrent rien, sachant qu’elle était incapable de leur donner la seule chose qu’ils désiraient : la gloire. M. Maurice Rostand ne comprendra jamais ce mot sublime de Villiers de l’Isle-Adam : « Celui qui, en naissant, ne porte pas dans sa poitrine sa propre gloire, ne connaîtra jamais la signification réelle de ce mot. »

La mendicité auprès des puissants et des riches révèle une bassesse de caractère qui ne peut ennoblir l’œuvre d’art. Si « ingrat » qu’ait été le « mendiant » Léon Bloy, son œuvre n’a pas gagné à sa mendicité. C’est Huys

mans qui avait raison lorsqu’il écrivait sur L. Bloy : « Il a peut-être raison. Il croit que les gens riches sont uniquement créés et mis au monde pour aider les artistes. Il est d’accord avec ceux du xviie siècle qui mettaient leur orgueil à tirer, de leurs protecteurs, les plus larges subsides. Chacun son goût ! Je ne blâme pas ceux qui attendent tout des mécènes. Moi j’aime mieux me suffire avec mes appointements, aussi maigres soient-ils. »

La dépendance est le salaire
Des présents que nous font les cieux.

a dit J.-B. Rousseau. Jamais les mécènes n’ont fait un homme de génie. S’ils ont aidé parfois le génie, ils n’ont fait que des courtisans plus ou moins avilis par l’enchaînement de leur liberté. Napoléon aurait voulu faire un Corneille par ses libéralités ; il n’a fait que des Luce de Lancival. Le génie a besoin d’indépendance plus que d’argent ; il a été souvent écrasé par la privation de la liberté, il ne l’a jamais été par l’infortune. La « servitude volontaire » est la pire de toutes quand elle est celle de l’esprit. On peut être esclave, torturé, emprisonné et demeurer un Diogène, un Galilée, un Blanqui. On peut être comblé de richesses, d’honneurs, et n’être qu’un valet de plume, valet plus méprisable que celui qui vide des pots de chambre car on n’a pas l’excuse de la faim. Des hommes n’ont fait qu’une œuvre médiocre ; ils sont au-dessus de tous les mépris parce qu’ils gardèrent leur indépendance d’individus et d’artistes. Ducis fut un des rares hommes de lettres qui refusèrent de se laisser acheter par Napoléon. Il préféra « porter des haillons que des chaînes », celles-ci fussent-elles dorées. L’orientaliste Anquetil résista lui aussi aux séductions impériales. Il n’avait que cinq sous par jour de revenu et trouvait moyen d’en donner deux à plus pauvre que lui. Lorsqu’on lui disait : « Louez l’empereur, comme tant d’autres ; vous avez besoin de lui pour vivre. » Il répondait : « Je n’en ai pas besoin pour mourir. » Béranger refusa même les faveurs de ses amis politiques arrivés au pouvoir en 1848, et il put dire fièrement : « A aucune époque de ma vie de chansonnier, je ne donnais droit à personne de me dire : Fais ou ne fais pas ceci ; va ou ne va pas jusque là. » Tout le tapage que font les gens de lettres au nom de leur « dignité », lorsqu’ils se plaignent de leur condition, sonne aussi faux aux oreilles que ces cloches de couvents qui chantent, disait P.— L. Courier : « Donnez, donnez, donnez ! »

Les gens de lettres qui ont une dignité, ceux qui forment la véritable élite, savent qu’il n’y a rien à gagner d’honorable pour eux et pour leur œuvre dans le bruit de la « foire sur la place » où paradent les histrions et où l’on fait les poches aux badauds. Roucher nourrissait sa sensibilité dans la retraite. Il disait : « J’avoue que je suis encore à concevoir comment on a pu conseiller aux gens de lettres de se répandre dans le monde… ils y mettent beaucoup et n’en rapportent rien. Comment veut-on que le nombre des grandes idées s’augmente dans des cercles où presque personne ne pense faute d’idées ; que le jugement devienne plus solide au milieu de la frivolité ?… Ce qu’on perd surtout dans le monde, c’est la sensibilité qui fait peut-être tout le génie des grands poètes. Elle s’évapore, pour ainsi dire, au milieu de la dissipation. » Ce qu’ils donnent surtout dans le monde c’est l’étalage de leur vanité, le spectacle de leurs querelles. Ces « cerveaux de la nation », ces « éducateurs de la démocratie », ces surhommes de qui la tête est voisine du ciel ; comme celle du chêne de La Fontaine, ont les mêmes appétits que les bruyants tire-laines de la Bourse, les grippe-suffrages des réunions électorales. Bien qu’à la façon des héros d’Homère ils revêtent la chlamyde et chaussent les cothurnes pour « s’engueuler » académiquement, ils le font parfois dans des termes à faire rougir Mme Angot. De tout temps le