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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/605

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monde a été occupé de leurs querelles. Sans avoir pour cela plus de courage, ils ont l’épiderme extrêmement sensible. En outre, ils résistent difficilement au plaisir de faire un bon mot, d’être « rosses » même contre le meilleur de leurs amis. Volontiers, ils :

« Pissent au bénitier, afin qu’on parle d’eux. »

(Mathurin Régnier).

Mais tous n’ont pas l’esprit qui animait les escarmouches des Voltaire et des Piron. Roucher disait : « Je suis désolé du spectacle qu’offrent les gens de lettres qui se déchirent entre eux. Les écrivains estimables par leur conduite et leurs talents devraient faire une association pour se défendre. J’ai l’âme flétrie en voyant la haine et les partis déchirer les succès et les membres les plus éclairés de l’humanité devenir des tigres en cultivant tout ce qui devrait adoucir les mœurs. » Huysmans avait les raisons suivantes de les éviter : « Fréquenter ces trabans de l’écriture et rester propre, c’est impossible. Il faut choisir : eux ou de braves gens ; médire ou se taire ; car leur spécialité est de vous élaguer toute idée charitable, c’est de vous guérir surtout de l’amitié, en un clin d’œil. »

Ignorance, servilisme, puffisme ; voilà ce que nous représentent trop souvent les gens de lettres. Il n’y aurait qu’à hausser les épaules, et garder devant eux ce silence qu’ils redoutent tant, s’ils n’avaient une part si directe et si lourde de responsabilité à l’organisation de l’exploitation humaine, par l’influence qu’ils exercent sur la vie sociale, surtout, depuis la Création et le développement de la presse (voir ce mot) qui leur a permis de donner leur avis sur toutes les questions publiques et d’exercer, on peut dire, une véritable dictature sur l’opinion. C’est d’eux que se servent les maîtres du monde chaque fois qu’ils ont un mauvais coup à accomplir contre les peuples, une guerre à préparer, une escroquerie à lancer, un poison à débiter en pilules ou en bouteilles. Ils sont les intermédiaires de tous les malfaiteurs qui exploitent la confiance publique, de tous les coquins qui s’engraissent de la naïveté des foules. Plus les mauvais coups sont importants plus la gendelettrerie haut placée y participe au lieu de s’y opposer. Les grands pontifes de la corporation sont comme ces ministres du roi de France qui, disait Barbier, « ne devaient friponner que dans le grand, quand c’était leur caractère ». A l’occasion de la guerre de 1914, on a vu comment, dans tous les pays, les « grands intellectuels » se sont faits les Tyrtées de l’ignoble boucherie. M. Bergson est descendu des hauteurs philosophiques pour préfacer un livre de guerre du ministre Viviani. Dans l’indignité de leur avilissement, ils prétendirent accabler de leur mépris un Romain Rolland demeuré courageusement « au-dessus de la mêlée » ; eux, à côté, présidaient à l’assassinat de millions d’hommes les plus obscurs. On les a vus remplir tous les emplois, les plus ténébreux et les plus honteux, pourvu qu’ils fussent « loin des balles ». Ils ont pullulé dans les services de la censure, de l’espionnage, du « moral », partout où le mensonge et la délation étaient devenus des exercices patriotiques. Ayant abondamment profité de la guerre, ils exploitent encore la « gloire » de ceux d’entre eux qu’ils ont eu l’inconscience et la lâcheté de faire tuer, et ils préparent les prochaines hécatombes en refusant d’établir publiquement les véritables responsabilités de la « dernière », en entretenant les haines nationales qui séparent les peuples. G. Demartial a montré « Comment on mobilisa les consciences », en 1914, les consciences sorbonistes, académiques, journalistiques. Dans un livre d’une portée plus vaste, La Trahison des clercs, M. Julien Benda a étudié le processus de barbarie intellectuelle et de décrépitude morale qui aboutit à cette mobilisation des gens de sa-

voir et de pensée, religieux ou laïques, savants ou artistes, traîtres à l’esprit humain.

Dans la Grèce antique, celle qui fut grande et qui répandit sur le monde un rayonnement impérissable, les lettres n’étaient pas un métier et personne n’en vivait. Des magistrats, généraux, hommes d’État, de simples artisans étaient poètes, écrivains, orateurs, philosophes, historiens et ne recherchaient que la gloire : Prœter laudem, nullius avari, comme a dit Horace. Sophocle fut amiral ; Cléanthe, poète stoïcien, fut porteur d’eau chez un jardinier. On ne faisait pas plus profession de génie que de vertu et le travail était honoré dans toutes les classes, selon la loi de Solon voulant que tout citoyen eût un métier. L’homme de lettres ne réclamait pas une existence privilégiée ; il n’aspirait pas à vivre en escargot dans une « tour d’ivoire », d’où il ne sortirait « que pour se présenter à la caisse des pensions les jours d’émargements » (E. Despois), pas davantage au parasitisme cabotin des « hommes du jour ». Il n’avait pas encore découvert sa place parmi « les lis qui ne travaillent ni ne filent » de l’Évangile. Il méprisait le frelon qui dévore, sans rien faire, le miel des abeilles et, avec Hésiode, il le vouait à « la haine des hommes et des dieux ». Il était l’homme complet, le citoyen qui servait la cité de toutes les ressources de son intelligence et de son activité. Le repas gratuit du Prytanée et la place d’honneur dans les assemblées étaient réservés à la fois au plus grand poète et au meilleur artisan. Pas plus que l’artisan, le poète ne résignait sa dignité pour geindre sur sa misère ; il ne réclamait pas alors de propriété littéraire. Thucydide offrait « l’éternelle propriété » de son œuvre à la postérité. La plus grande époque d’art et de pensée de l’humanité, celle de Périclès, ne fut pas le protectorat d’un tyran sur des flagorneurs, comme le furent celles d’Auguste, de Louis XIV, de Napoléon Ier. Périclès n’eut qu’un protégé, Anaxagore, et l’aventure réussit aussi mal à l’un qu’à l’autre. Les artistes et les poètes étaient libres, ne subissant pas plus les lois d’un Aristote que les caprices d’un Louis XIV et de sa cour ; leur seul juge était le peuple, l’assemblée tout entière de la cité. On a évalué à 17 millions de livres françaises les sommes qui furent dépensées pour les monuments d’Athènes au temps de Périclès. Ces monuments étaient au peuple, élevés pour sa gloire et pour sa joie ; ils n’étaient pas comme un Versailles l’image orgueilleuse de son écrasement et de sa misère. Il en fut ainsi tant que dura la liberté d’Athènes ; les gens de lettres, parmi tous les citoyens, goûtaient et défendaient cette liberté. Les choses changèrent lorsque l’esprit de conquête et d’enrichissement amena l’esclavage et la corruption. On vit alors paraître les rhéteurs et les sophistes qui mirent leur plume au service des puissants et amenèrent, avec l’asservissement de la pensée, la décadence littéraire.

Le caractère prétorien de la puissance romaine empêcha la formation de véritables artistes. Le seul grand poète qui naquit à Rome, Lucrèce, fut plus grec que romain, admirant tout ce que détestait sa patrie et particulièrement la paix ! Rome n’aimait pas les lettres et méprisait comme étrangers (hostis, ennemis) et esclaves ceux qui les pratiquaient. Elle n’offrait aucune sécurité aux étrangers s’ils n’étaient pas protégés par des grands à qui ils s’attachaient. Ainsi s’établirent pour les gens de lettres les rapports de protégés (clientis) et de protecteurs (patronus). Même nés libres, ils se pliaient à cette domesticité. On doit attribuer à ces conditions serviles « la bassesse dont les plus grands écrivains et les meilleurs poètes latins n’ont laissé que de trop honteux monuments » (Larousse). Térence, protégé de Scipion, se vit contester sa gloire par son protecteur qui s’attribuait volontiers ses œuvres et finalement le laissa mourir de faim. Ennius, quoique homme libre, s’attacha à Sci-