pion et lui rendit l’hommage du « bon client » soumis au « bon patron ». Horace, dont on vante l’esprit indépendant, pratiqua « l’art de flatter délicatement ». Mécène, à qui il disait : « Mets-moi au nombre des poètes lyriques et mon front superbe ira toucher les cieux ! » Virgile, que la guerre avait dépossédé de ses biens, chanta la gloire d’Octave et le proclama un dieu lorsqu’il lui eut fait rendre ses propriétés. Avec Horace, il flatta la mégalomanie d’Auguste ; ils assurèrent ainsi leur sécurité et cette indépendance qui leur permit de vivre à l’écart de Rome. En ce temps-là, seul le théâtre pouvait fournir aux poètes des moyens d’indépendance dans l’exercice de leur profession. On connut alors des « droits d’auteur » supérieurs à ceux que touchèrent Corneille et Racine. Térence eût pu vivre de leur produit. Plaute, qui avait tourné la meule d’un moulin à farine avant ses succès d’auteur, réalisa au théâtre une véritable fortune ; il la gaspilla et dut se remettre à travailler de ses mains. Les satiristes latins se sont bien vengés de la servilité où ils étaient tenus, bien qu’ils l’acceptaient parfois trop complaisamment, tel Martial « gueusant un écu pour un madrigal à l’adresse de Domitien ». Les plus grands : Perse, Lucain, Sénèque, Juvénal, Tacite, Suétone, etc…, résistaient mal parmi la tourbe des rhéteurs qui faisaient bassement leur cour aux Caligula et aux Néron et les flétrissaient après leur mort. Leur procédé est dépeint dans ces deux vers de Joseph Chénier :
Bravons les tyrans abattus
Et soyons aux gages des autres.
Les empereurs avaient trop besoin de flagorneurs pour ne pas employer à leur égard toutes les séductions et, au besoin, toutes les violences. Le stoïcien Pœtus Thraséa fut peut-être le seul qui resta digne. La profession d’homme de lettres permettait alors d’arriver aux fonctions publiques ; elles rapportaient d’autant plus qu’elles réclamaient moins de vertu. Quintilien, qui fut consul, fut aussi nommé professeur d’éloquence par Domitien, qui lui alloua 100.000 sesterces (22.500 francs) d’appointements. Plus les gens de lettres arrivaient à la richesse et aux honneurs, plus la littérature s’affaiblissait pour s’éteindre dans des œuvres méprisables. C’est ce qui s’est produit à toutes les époques où les écrivains, abdiquant leur liberté, se sont faits les domestiques du pouvoir et les complices de la tyrannie.
La décadence latine se prolongeant dans le moyen âge avec les invasions barbares, et les travaux de la pensée étant rejetés officiellement par l’Église, cette époque ne connut guère les gens de lettres jusqu’à la pré-Renaissance. Il y eut alors les lettrés qui, dans une solitude prudente, réapprirent l’œuvre de la pensée humaine et préparèrent la Renaissance. En même temps parurent les poètes, trouvères et troubadours, amateurs aristocratiques ou professionnels populaires, ceux-ci plus ou moins jongleurs, ménestrels, saltimbanques, coquillards, trucheurs, coupeurs de bourses, crocheteurs, truands, goliards, vauriens amateurs de repues-franches, chevaliers de la Guille, arquins, etc… Déjà ils se plaignaient que le métier ne nourrissait pas son homme. « A gens de lettres honneurs sans richesses », disait un proverbe du temps. Si certains réussissaient, comme ce chevalier carcassonnais qui put acquérir la seigneurie de Myrevaux « au moyen de sa riche et belle poésie », ou menaient une douce vie dans les châteaux et les couvents, beaucoup étaient gueux, par indépendance de caractère, par malchance ou par débauche. Rutebeuf, qui a dit le plus éloquemment les misères de son temps, les a subies plus que quiconque. Il est le type du poète des gueux, Villon est celui des « mauvais garçons ». Si certains ménestrels recevaient 11.000 francs pour avoir joué au couronnement de Saint Louis, ou touchaient 5.700 francs
La Renaissance vit reparaître les gens de lettres plus ou moins attachés à des protecteurs. L’indépendance de Dante, de Pétrarque, de Rabelais, de Bonaventure des Périers, d’Erasme, et d’autres parmi lesquels les écrivains qui propagèrent la Réforme, fut pleine de périls. Pour ne pas écrire contre leur pensée, ils durent la déguiser, lui donner des formes allégoriques. C’est d’eux que Pascal a dit : « Vous cherchez un écrivain et vous trouvez un homme ». L’homme se cachait moins chez ceux qui vivaient de faveurs princières, tels Ronsard et Marot à la cour de France, Le Tasse et l’Arétin auprès des cours italiennes. Ronsard vivait en grand seigneur; il avait des pensions, une cure, deux abbayes, plusieurs prieurés, bien qu’il fut parfois fort dur pour les gens d’église. Marot, secrétaire de Marguerite de Valois, puis valet de chambre du roi, tirait 4.000 francs d’appointements de cet emploi. François 1er lui avait donné une maison au faubourg Saint-Germain et il avait reçu 13.000 francs de Charles-Quint pour sa traduction en vers des trente premiers psaumes. Mellin de Saint-Gellais détenait plusieurs charges importantes. Desportes tirait 50.000 francs de rente de ses bénéfices. Dorat, Budé, Baïf étaient aussi de grands seigneurs. Par contre, Rabelais fut très pauvrement pourvu et ses œuvres, malgré leur succès, ne lui rapportèrent rien. Pas plus que Mathurin Régnier, cinquante ans après lui, il ne savait « sucrer sa moutarde » pour plaire aux grands. Régnier, qui eût pu devenir riche et important en héritant de la fortune et de la situation de son oncle Desportes, était un indiscipliné, disant :
Il m’est, comme aux putains, mal aisé de me taire.
Il demeura parmi les poètes pauvres dont il a dit :
Nous n’eusmes sur le dos jamais un bon manteau.
Aussi, lorsque l’on voit un homme par la rue,
Dont le rabat est sale et la chausse rompue,
Ses grégues aux genoux, au coude son pourpoint,
Qui soit de pauvre mine, et qui soit mal en point,
Sans demander son nom, on le peut reconnaître:
Car si ce n’est un poète, au moins il le veut estre.
Tant que les gens de lettres furent peu nombreux, la besogne fut facile à ceux qui vivaient des faveurs des grands. Leur multiplication et la concurrence qui en résulta les obligèrent à outrer leurs flagorneries. Au xviie siècle ils atteignirent à une servilité qui devint, dit Larousse, une « plaie sociale ». Le besoin de domination, de flatterie, d’une royauté de plus en plus absolue encouragea, à côté des gens de lettres, le pullulement et la bassesse de plumitifs parmi lesquels les vrais lettrés furent de moins en moins nombreux. La servilité fut d’ailleurs la caractéristique des mœurs du temps et atteignit son maximum sous Louis XIV. Elle passait bien avant le talent, quoi qu’on ait voulu dire en l’honneur de « Louis le Grand ». Louvois, son plus grand ministre, fut un des plus exécrables que la France ait eus ; bien peu lui ont fait autant de mal, mais il était un parfait courtisan. Enrégimentés dans les académies, gens de lettres et artistes furent surtout des courtisans; aussi les plus plats furent les plus favorisés, tels les Colletet, Scudéry, Clavelet, auteur d’une Lettre contre le sieur Corneille prétendu auteur du Cid, l’abbé Cassagne, chapelain et nombre d’autres. Chapelain, lui, se donnait modestement le titre de « plus grand poète français », mais que Boileau « décoiffa » si justement, était aussi avare que riche. Sa Pucelle lui avait procuré une vingtaine de mille francs d’éditions et une pension de 2.000 livres de la famille de Longueville en récompense des éloges décernés à Dunois, ancêtre de la maison. Une