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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/607

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pension royale de 3.000 livres lui fut payée jusqu’à sa mort. C’est lui qui appelait Corneille : « poète mercenaire », parce que Corneille prétendait tirer des droits d’auteur de ses œuvres et vivre de sa plume. On fit à Corneille la réputation d’un accapareur. Or, sans être tombé dans la misère dont on a parlé, il ne tira jamais de son œuvre qu’un revenu médiocre et ne reçut qu’une pension de 2.000 livres qui lui fut retirée dix ans avant sa mort. Il était plus pauvre à la fin de sa vie qu’au début de sa carrière. Chapelain, lui, laissa une fortune d’un million et demi. Voiture s’était assuré 75.000 francs de rentes. Guez de Balzac n’était pas moins favorisé. De médiocres et souvent ridicules auteurs, qui furent, pour la plupart, les premiers académiciens, les Colomby, Gombauld, Godeau, Porchères-Laugier, Saumaise, Dupuy, Conrart, Le Clerc, l’abbé Pure, Boyer, le père Lecointe, Godefroi, Huet de Caen, Charpentier, Sorbière, Cottin, Ogier, Vallier et maints autres, Dauvrier, « savant ès-lettres humaines », mais dont les œuvres sont à jamais oubliées ; recevaient des pensions de 10.000 à 30.000 francs. A côté des faveurs dont jouissaient ces « grands hommes », La Fontaine n’avait que 3.250 francs de Fouquet. Boileau et Racine, tant qu’ils ne furent que poètes, n’atteignirent qu’à 4.000 francs. Ils ne participèrent véritablement aux faveurs que lorsqu’ils furent nommés historiographes du roi. Molière n’eut pas une pension plus élevée, mais il gagna une fortune au théâtre. Les pensions royales, médiocres quoi qu’on en ait dit, car elles ne dépassèrent pas pour les gens de lettres 400.000 francs par an, étaient parfois fastueusement complétées par les largesses des princes et des financiers qui puisaient scandaleusement dans les caisses de l’État pour des pensions cent fois supérieures. Les bénéfices ecclésiastiques allaient aussi largement aux gens de lettres. Au xviiie siècle, ces gens furent nombreux parmi les abbés de cour que la galanterie occupait plus que la religion. Ils vivaient de ces bénéfices en même temps que des subsides qu’ils tiraient des comédiennes dont ils étaient les greluchons, et l’on disait :

Ils dînent de l’autel et soupent du théâtre.

Voltaire jouissait d’une très grosse fortune due à des spéculations financières étrangères aux lettres. Il pouvait être ainsi un grand seigneur de la littérature généreux pour ses confrères. S’il affamait le peuple en participant au pacte de famine, il ne faisait pas payer ses écrits. Il travaillait ainsi doublement pour la Révolution. J.-J. Rousseau, dont on a raillé la prétendue âpreté au gain parce qu’il se défendit contre ses éditeurs ne leur demandait qu’une rente viagère de 3.600 francs, ce qu’il lui fallait strictement pour vivre. Il n’en obtint que 1.400. Les vingt-deux éditions que l’Esprit des Lois eut en dix-huit mois ne furent guère productives pour Montesquieu. Gil Blas et Manon Lescaut rapportèrent bien peu à Le Sage et à Prévost. Condillac ne vendit que 675 francs l’Essai sur les connaissances humaines. La traduction des Géorgiques produisit seulement 900 fr. pour Delille, et Bernardin de Saint Pierre fut très heureux de vendre son Voyage à l’Ile de France 2.250 francs. Dans le même temps, les éditeurs de l’Encyclopédie s’enrichissaient aux dépens de ses rédacteurs, et l’Almanach Royal procurait 65.000 francs de rente à l’éditeur Lebreton (Voir Livre).

Ce fut au xviiie siècle que les hommes de lettres, entrant directement en rapports avec le public, sans passer par des intermédiaires protecteurs, commencèrent à avoir une situation indépendante et à exercer une action sociale véritable. Les Encyclopédistes, en répandant la profession d’hommes de lettres lui firent prendre, sur l’opinion publique, une influence qui ne devait cesser de grandir. Certes, il ne faut pas s’exagérer leur indépendance. Il y eut beaucoup de courtisans parmi les

écrivains du xviiie siècle. Il ne faut pas s’exagérer non plus leur servilité d’après leurs manifestations littéraires. À cette époque de fausses apparences, où rien ne se disait et ne se faisait simplement et où l’on enrubannait la nature, l’habitude de l’hyperbole, du grand, du noble, faisait perdre le sens des réalités et rendait excessive l’expression des sentiments. On l’a vu pendant la Révolution, où l’on fut plus romain que ne le furent jamais les Romains. Lorsque, par exemple, Duclos appelait Louis XV : « héros supérieur à la gloire même », l’exagération manifeste de ces mots en faisait une raillerie que seule le vaniteux monarque à qui ils étaient adressés pouvait prendre au sérieux. On ne pouvait, à cette occasion, taxer Duclos de flagornerie alors qu’il donna si souvent des preuves d’indépendance. L’intéressant est dans l’importance que les gens de lettres avaient prise. Ils occupèrent tellement le public qu’ils firent œuvre féconde en développant les idées qui étaient dans l’air et naissaient de l’état de la société. Elles les portaient, on peut dire, malgré eux. Un Beaumarchais, entre autres, ne se doutait nullement de la portée révolutionnaire de ses pamphlets et de son Mariage de Figaro. Ils auraient été peut-être épouvantés s’ils avaient prévu l’aboutissement de leurs écrits dans les événements de 1789-93. Leur influence était si irrésistible qu’elle faisait désirer et surtout préparer la Révolution par ceux-là mêmes qui devaient en être les victimes. L’homme de lettres, échappant à la tutelle du pouvoir et tirant un profit légitime du travail de sa plume, pouvait devenir l’animateur d’un nouveau monde. Il était de toute façon une force redoutable. Comme disait alors Duclos : « Les hommes puissants n’aiment pas les gens de lettres ; ils nous craignent comme les voleurs craignent les réverbères. » Malheureusement, les gens de lettres sont corruptibles, autant sinon plus que quelconque, et pour un Rousseau ou un Proudhon, qui préférèrent copier de la musique ou se faire imprimeur afin de conserver l’indépendance de leur pensée, des centaines d’autres la vendent pour en vivre le mieux possible. C’est ainsi que les réverbères sont éteints par les voleurs pour la réussite de leurs mauvais coups. Le mal n’a fait qu’empirer durant le xixe siècle, et depuis, malgré le perfectionnement des réverbères. Sous Napoléon 1er, mégalomane encore plus excité que Louis XIV, tyran encore plus ennemi de la liberté et plus corrupteur, presque tous se laissèrent acheter, hors les seuls qui marquèrent l’époque de quelque lustre littéraire.

Jamais les écrivains n’ont gagné autant d’argent qu’aujourd’hui ; jamais ils n’ont tant gémi sur leur sort. C’est qu’ils sont en France plus de six mille romanciers. Il y a autant d’auteurs dramatiques et on ne sait combien travaillent dans les autres genres. Alphonse Karr constatait, aux environs de 1848, que la littérature commençait à manger. Que dirait-il s’il la voyait si confortablement installée à la table des profiteurs de la Grande Guerre ? En réalité, comme de tout temps, ce sont les plus médiocres, mais les plus hardis, les moins scrupuleux qui, généralement, connaissent les plus gros tirages et gagnent le plus d’argent. Alors que Chapelain tirait 2.000 livres de la première édition de sa Pucelle, Boileau n’en avait que 600 de celle du Lutrin et Racine 200 de celle d’Andromaque. La Bruyère ne recevait pas un sou pour les Caractères, mais cet ouvrage procurait cent mille francs de dot à la fille de son éditeur Michallet. Si Chateaubriand vendit le privilège de ses publications 550.000 francs, Thiers réalisa, avec son Histoire du Consulat et de l’Empire, plus d’un million. Stendhal retira exactement 9.260 francs de ses œuvres. George Sand vendit 600 francs son Indiana et Madame Bovary fut payée à Flaubert 400 francs pour dix ans d’édition après dix ans de travail. Dans le même temps, Castil-Blaze tirait mille écus de chaque vers de son Robin des