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Bois, Alexandre Dumas un centime de chaque lettre de son roman le San Félice et Richebourg, pour qui Victor Hugo était « indigne de l’Académie Française », gagnait un million et demi avec ses infâmes feuilletons. Pendant que les Scribe, Dumas fils, Sardou et tous ceux qui ont « déshonoré » le théâtre de France, selon le mot de Villiers de l’Isle-Adam, sont devenus millionnaires, Henri Becque a vécu dans une gêne constante. Des écrivains qui ne servent que l’art, des poètes qui n’accordent pas leur luth au ton du snobisme, meurent toujours de faim, mais on n’a jamais vu tant de gros tirages et tant d’insanités triomphantes. Les cabotins des lettres arrivent à gagner autant qu’un fort ténor un boxeur, un toréador, une danseuse nègre, une « gueule photogénique » de cinéma, et ces messieurs continuent à se plaindre !…

Plus que quiconque, l’homme de lettres est la proie de cette maladie de la personnalité qui crée l’histrionisme et qui a besoin, disait Barbey d’Aurevilly, « d’espaliers pour sa vanité ». Cette maladie a pris aujourd’hui une telle intensité qu’elle fait souvent des gens de lettres les plus encombrants et les plus ridicules des cabotins. Les « m’as-tu lu » en sont arrivés à dépasser les « m’as-tu vu ». Une lourde responsabilité pèse à ce sujet sur la mémoire de deux écrivains, les frères Goncourt. Leur fortune leur aurait permis, encore mieux qu’à un Flaubert, de conserver à la dignité de l’homme de lettres toute son intégrité ; mais l’aveuglement de leur vanité était plus forte que la clairvoyance de leurs scrupules. Ils l’ont révélé en écrivant dans leur Journal : « Notre plaie, au fond, c’est l’ambition littéraire insatiable et ulcérée, et ce sont toutes les amertumes de cette vanité des lettres où le journal qui ne parle pas de vous vous blesse et celui qui parle de vous vous désespère. » Ils souffraient du silence organisé « contre tous ceux qui veulent manger au gâteau de la publicité » ; ils voulurent assurer une publicité posthume moins à leur œuvre qu’à leur nom, et c’est à elle qu’ils consacrèrent leur fortune en fondant l’Académie et le Prix Goncourt. Ils n’ont réussi qu’à déterminer le courant de la plus malfaisante et scandaleuse exploitation littéraire qu’on ait jamais vue. Non seulement leur œuvre n’y a rien gagné, mais leur nom est de plus en plus compromis dans des aventures dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont loin de relever la dignité des gens de lettres. Le besoin qu’on parle d’eux est tel pour les gens de lettres que certains, ce fut le cas de Léon Bloy, préfèrent les injures au silence. Ils sont comme les femmes à qui les coups sont plus agréables que l’indifférence de leurs maris. Il y a dans ce besoin une sorte de sadisme qui s’apparente à celui de tous les individus que pousse l’ambition de paraître (voir ce mot) et qui les conduit aux pires excentricités, parfois jusqu’au crime. Que n’a pas fait contre l’humanité la mégalomanie de ses maîtres l’entraînant dans des guerres et la condamnant à toutes les misères ! Si ce besoin de la vanité ne conduit pas les gens de lettres jusqu’au crime, il leur fait perdre trop souvent toute fierté, tout sens du ridicule, tout scrupule et toute pudeur. Entre confrères, ils échangent publiquement la casse et le séné et, comme leurs travaux ne suffiraient pas à des motifs de congratulations assez fréquentes, ils entretiennent les badauds qui font leur clientèle de leurs histoires ménagères, de leurs amours, leurs maladies, leurs voyages, leurs chiens, le nombre de leurs maîtresses, la couleur de leurs chaussettes et la circonférence du bas de leur pantalon. Ils en attendent une notoriété qui est peut-être une condition de vie pour certains mais qui n’est, à coup sûr, d’aucun profit pour les lettres. Il en est parmi eux qui se disent « stendhaliens » ; que n’ont-ils les sentiments de Stendhal lorsqu’il disait : « Mes compositions m’ont toujours inspiré la même pudeur que mes amours. Rien ne m’eût

été plus pénible que d’en entendre parler. » Il n’y a là rien de pénible pour eux ; au contraire, Gobineau écrivait à un ami : « Mon Don Juan va paraîtra dans quinze jours au plus tard… Pas un mot d’annonce et de réclame ne sera mis par moi dans les journaux ; je n’en donnerai même pas un exemplaire à La Quotidienne, sinon par politesse à deux ou trois rédacteurs, avec prière de ne rien écrire sur mon livre. J’ai l’horreur de ce tripotage des journaux autour d’une œuvre d’art qui, à mon sens, ne saurait être jamais trop pudique ou trop orgueilleuse, comme tu voudras… Je crois qu’on ne fait sérieusement toute œuvre d’art qu’avec des sentiments détachés du monde et du désir de succès ». Les Gobineau sont de plus en plus rares. Un ministre, M. Léon Bérard, un jour qu’il discourait sur le musicien César Franck, s’étonnait de « l’étrange application » qu’il mit à ne pas faire parler de lui. On ne peut comprendre une telle application chez les affamés de publicité, chez les artistes et les gens de lettres en particulier. C’est tout juste si on ne l’accuse pas de dissimuler une monstruosité congénitale ou des vices contre nature. Comment des gens dont toute l’ambition est d’entretenir autour d’eux le bruit et l’adulation pourraient-ils admettre la discrétion de ceux qui fuient ces satisfactions aussi vaines que grossières ? C’est faire injure à leur vanité que de ne pas la partager.

Ch.-L. Philippe a écrit à propos du Prix Goncourt : « N’êtes-vous pas d’avis que nous devrions tous nous unir et faire quelque chose pour nous défendre contre l’Académie Goncourt, qui nous fait à tous le plus grand tort ? Nous devrions nous voir. Il ne s’agit plus aujourd’hui, pour les écrivains, d’avoir du talent, mais d’avoir le Prix Goncourt. » Or, les prix littéraires se sont multipliés depuis le Prix Goncourt. Des éditeurs ont vu quel moyen de réclame ils constitueraient auprès de la foule qui suit le snobisme. Mme Rachilde a dépeint ainsi la situation : « Si on connaissait comme moi — qui entends les cris et les réclamations des jeunes gens dupés — le fond vaseux que remue la trombe des prix littéraires, on serait absolument épouvanté du résultat obtenu. Ah ! Que ne les a-t-on laissés œuvrer en silence ! Et leurs éditeurs, crocodiles versant des larmes d’attendrissement quand ils n’ont pas édité… l’autre ! Quelle poussée de furoncles ! Quelle ruée de névroses et quelle mêlée de bandits au coin du bois sacré ! » Les éditeurs ont constitué des « écuries » d’auteurs qui sont leurs « poulains » et qu’ils font « courir ». C’est à celui qui arrivera le premier au poteau. Sur ce « turf » d’un nouveau genre, tous les maquillages, toutes les intrigues, tous les chantages, toutes les filouteries se pratiquent au nom de la littérature. On lance des « favoris », il y a des « handicaps » et des « outsiders » l’emportent pour la joie ou la colère des « parieurs ». Un bluff cynique est organisé. Des prospectus vantent des « chefs-d’œuvre » qui sont encore dans les limbes ; les « génies » poussent comme les mauvaises herbes et encombrent la littérature de leur chiendent. Dans cette époque extraordinaire où nous vivons, les gens « unique au monde » sont plus nombreux que les simples mortels qui sont comme tout le monde, et ce n’est pas un des moindres miracles de la démocratie. Des sociétés en commandite se forment pour le lancement d’un « producteur » littéraire. On met des écrivains en « actions ». Les boutiques rivales se font la concurrence la plus déloyale. La littérature industrialisée se fabrique en série et se vend comme les produits interchangeables de la mécanique et de la pharmacie. Elle parcourt les routes et le ciel à des centaines de kilomètres à l’heure. Elle salit les paysages de ses poteaux réclames. Elle est taylorisée, stabilisée, revalorisée, rationalisée, contingentée, positionnée, compartimentée, stockée, warrantée suivant le jargon du jour et suivant toutes les formules que les mercantis, triom-