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phants dans tous les domaines, ont inventées pour exploiter le travail humain et piper la clientèle.

Les jeunes gens de lettres, emportés dans ce mouvement qui leur vide le cerveau, le cœur et les entrailles, sont, disent-ils, « pour l’action ». Ils agissent suivant le courant du jour qui soumet un monde de plus en plus détraqué à l’exploitation capitaliste, à la dictature prétorienne, à la pourriture politicienne et au gâtisme néo-catholique. Il leur faut des réalisations. Leurs syndicats veulent « réunir tous les moyens pratiques destinés à les imposer à l’attention de l’opinion et des pouvoirs publics ». Dans l’industrie usinière, où l’on pratique l’exploitation du « matériel humain » suivant les méthodes américaines adoptées par le « collaborationnisme » syndicaliste, on n’accepte déjà plus de travailleurs au-dessus de quarante ans. Les vieux ouvriers n’ont plus qu’à « débarrasser le plancher » devant les jeunes qui les poussent. Dans l’industrie littéraire il en est de même. Un des « capitaines » actuels de cette industrie, M. Mauriac, a écrit : « Qu’attendre d’un homme de cinquante ans ? Nous ne nous y intéressons que par politesse et nécessité ». La politesse est encore superflue, elle n’est plus que l’hypocrisie du muflisme (voir ce mot).

Voilà les « réalisations » de la « jeune industrie littéraire ». La plupart de ces messieurs ont vu leurs pères à l’œuvre, dans la cynique curée des profits de guerre ; ils ont été à bonne école. Faire une œuvre d’art est aujourd’hui « une perte de temps, une erreur », et M. de Montherlant, qui dit cela, ajoute : « Balzac, Flaubert, nobles poussahs, vrillés à vos tables, vous avez manqué la vie. » Eux, paraît-il, ne la manquent pas, surtout lorsqu’ils tirent sur celle des autres. Réussir la vie, c’est être un « as » dans une des formes infinies d’escroqueries qui font la vie sociale. C’est bousculer, piller, être sans pitié et sans scrupules, c’est avoir du tempérament au lieu de conscience, de l’estomac au lieu de cœur ; c’est savoir vaincre la raison par la brutalité, l’argument par le coup de poing. On verra ce qu’elle aura été « leur vie » lorsqu’ils auront cinquante ans, si d’ici là ils n’ont pas fait la justicière culbute avec le vieux monde tourneboulé. Car ce n’est pas la première fois qu’on voit l’insolence d’une époque où la dictature du sabre, la fourberie politicienne, religieuse et mercantile, la stupidité de l’argent, s’imposent à toutes les formes de la vie et écrasent la pensée. On les a déjà vues ces choses dans le passé, et chaque fois elles se sont écroulées sur les « surhommes » qui les avaient produites, elles ont mis au tombeau les prétendues civilisations où elles s’étaient manifestées.

Les hommes qui sont ou veulent être d’action devraient méditer cette grande pensée de Gœthe : « Agir est facile, penser est difficile, agir selon sa pensée est encore plus difficile. » Il est toujours facile de faire des gestes sans conscience, des gestes d’hurluberlu ou d’automate ; on n’a qu’à suivre le troupeau qui va aux urnes, à la messe, à l’abattoir. Il est moins facile de penser, surtout par soi-même, d’observer, de réfléchir, d’apprendre à donner personnellement une direction intelligente à ses actes. Et il est plus difficile d’accorder des actes avec sa pensée parce qu’il faut marcher à l’encontre du troupeau qui ne pense pas lutter contre ceux qui font fonction de penser pour lui et contre lui. Si chaque individu apprenait à penser avant d’agir, il accomplirait moins d’actes stupides et malfaisants dus à l’habitude, l’ignorance, l’obéissance passive. Il comprendrait que la véritable action, productrice de bien-être et de bonheur, est en dehors de ceux qui agissent sans penser ou en pensant d’après les autres. Si chacun pensait ainsi, il lui deviendrait plus facile d’agir selon sa pensée, car il trouverait dans celle solidaire des autres la volonté du bien-être et du bonheur de tous.

« La grandeur des actions humaines se mesure à l’inspiration qui les a fait naître », a dit Pasteur. Ce n’est pas pour rien que la religion interdit à l’homme de penser et de discuter, qu’elle exige une obéissance aveugle perende ac cadaver. Ce n’est pas pour rien non plus que la même soumission est imposée dans l’armée. Un roi de Prusse disait, à la vue de ses soldats alignés : « Heureusement qu’ils ne pensent pas !… » C’est parce que religieux et soldats ne pensent pas qu’il est si difficile à ceux qui pensent d’agir selon leur pensée. Le jour où ils seraient capables de penser, ils comprendraient la malfaisance de leur rôle contre la pensée qui veut agir et ils rendraient l’action de cette pensée facile en jetant leurs souquenilles et leurs armes aux orties pour travailler avec elle à l’œuvre de libération humaine. Les gens de lettres ne peuvent trouver cette libération que dans la forme indiquée par Panaït Istrati, disant : « Fi de l’art payé ! L’art, cri du cœur, élan pur et généreux, la société l’offense en en faisant un objet mercantile… Lorsque chacun, comme il se doit, aura du pain et un logis, lorsque chacun, comme il se doit, travaillera quatre heures par jour à un travail bien rétribué alors on connaîtra les vrais artistes, ceux qui écrivent, peignent, sculptent, composent, non pour le besoin de leur ventre, mais parce que l’art est en eux ». Il en sera ainsi le jour où, ayant appris eux aussi à penser, les gens de lettres agiront selon leur pensée. Ils apporteront alors aux lettres, non les grâces flétries et maquillées du putanat intellectuel, mais la véritable gloire. — Edouard Rothen.

LETTRES (Société des gens de). La fondation de cette société date de 1838 et avait été précédée de celle de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, en 1829. Les deux ont pour objet d’assurer aux auteurs la propriété de leurs œuvres, de percevoir leurs droits de représentation et de reproduction. Elles sont aussi des organisations de secours mutuels pour venir en aide à leurs membres et leur procurer une pension de retraite.

Dans un état social où l’art est détourné de sa véritable destination et considéré comme une marchandise soumise à la façon de toute autre à la loi de l’offre et de la demande, il paraît normal que ceux qui le produisent défendent leurs intérêts professionnels et veuillent s’assurer par lui la sécurité de leurs vieux jours ainsi que des boutiquiers ou des ouvriers. Il n’y aurait rien à redire dès lors à l’existence de ces sociétés si elles se cantonnaient dans les buts qu’elles se sont donnés. Mais elles sortent parfois de leur rôle pour des manifestations regrettables qui montrent trop leur défaut d’indépendance en face des puissances officielles et leur état de sujétion aux dispensateurs de finance et de notoriété. Elles aggravent ainsi la situation de l’art au lieu de la relever.

La Société des Gens de Lettres, comme l’Académie, prend trop souvent un parti peu reluisant pour elle dans les cas où l’honneur de la pensée en général, celui des lettres en particulier, exigerait plutôt le parti contraire, tout au moins l’abstention et le silence, Elle est trop préoccupée de flatter le pouvoir, de considérer le faux mérite à la place du vrai, de favoriser l’arriviste aux dépens du véritable artiste et de lancer le coup de pied de l’âne au lion malade.

Si elle ne suivit pas le grotesque Xavier de Montépin demandant la radiation de Victor Hugo parce qu’il avait offert l’hospitalité aux proscrits de la Commune elle renia ceux de ses membres qui furent de ces proscrits : Razone, Paschal Grousset, Félix Pyat, Jules Vallès. Elle prit parti à sa façon, celle du pouvoir, dans l’affaire Dreyfus en examinant s’il n’y avait pas lieu de chasser Zola de son sein. Pudiquement, elle laissa