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les turpitudes sociales. C’est par ce moyen que la loi sanctionne une liberté qui consiste à nuire à autrui plus qu’a ne pas lui nuire. En voici des exemples : La loi ne prescrit pas qu’un travailleur ne gagnera, durant toute sa vie, que des salaires de famine et que, devenu vieux, il sera jeté sur le pavé et réduit à mourir de faim par celui dont il aura fait la fortune ; mais la loi le permet. La loi n’oblige pas les êtres humains à se prostituer, à tomber dans l’alcoolisme, à croupir dans des taudis, à exercer des métiers ignobles ; mais la loi est l’armature d’un état social qui contraint des êtres humains à subir ces misères et elle en protège les bénéficiaires contre les victimes. La loi ne commande pas que la confiance publique sera exploitée par des imposteurs religieux, des filous financiers, des aventuriers politiciens, mais la loi laisse faire ces exploiteurs qui savent habilement se servir d’elle. Ainsi, la liberté de faire tout ce que la loi ne défend pas rend totalement inopérante l’obligation de ne pas nuire à autrui. La loi ne fait pas respecter la liberté de chacun et de tous, elle n’empêche pas de nuire à autrui ; elle sanctionne le droit usurpé par certains de violer la liberté des autres et elle met une rhétorique filandreuse au service de leur violence.

« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? » dit le loup à l’agneau qu’il voudrait convaincre de son droit de le manger, et à qui il ne manque que la toque de Perrin-Dandin. Aussi, lorsque le Nouveau Larousse ajoute : « Il faut que la loi soit l’œuvre de la volonté libre des citoyens », est-ce une dérision. C’est comme si on disait à un oiseau en cage qu’il a la liberté de s’envoler ; il n’a qu’à ouvrir sa cage ! Il n’y a pas plus de volonté libre pour les citoyens que pour les oiseaux qui se brisent les ailes dans leur prison ; toujours leur volonté est contrainte par les inégalités sociales et l’arbitraire qu’elles produisent. Même dans un pays de plébiscite comme la Suisse, un salarié, entre autres, ne peut exprimer sa volonté que dans la mesure où ses maîtres, le patron, le propriétaire, le curé ou le pasteur veulent bien le lui permettre. Enfin, il est encore plus impossible que « la loi ne viole jamais la justice », puisqu’elle est faite pour sanctionner l’injustice des plus forts qui se sont établis sur les plus faibles et ne consentent à être justes que dans la mesure où ils y trouvent leur intérêt.

Le Nouveau Larousse Illustré nous prouve tout cela lorsqu’il ajoute : « Les restrictions apportées à la liberté ne peuvent avoir pour cause que l’intérêt social. La difficulté est de savoir où commence et où finit l’intérêt social. On admet en principe la liberté de penser, de parler, d’écrire. En fait, il n’est pas de parti qui ne demande l’interdiction de l’expression publique de certaines doctrines. La raison d’État s’oppose à l’exercice normal de la liberté politique. » Que deviennent alors la volonté libre des citoyens et la justice ? Et la loi protectrice de la liberté, n’est-elle pas une mystification ? Le Nouveau Larousse est ici aussi « anarchiste » que nous en faisant ces constatations, et il donne un nom à la volonté des plus forts qui est à la base de toutes les lois quelles qu’elles soient : la raison d’État. C’est la raison de tous les gouvernements sans en excepter aucun, cette raison qui est toujours « la meilleure » comme l’a montré La Fontaine, et dont l’arbitraire est tel qu’elle n’hésite pas, le cas échéant, à violer ses propres lois et à pratiquer l’illégalité lorsque l’intérêt des plus forts est en jeu. L’histoire est pleine des méfaits de la raison d’État. Elle a prétendu justifier, au nom de « l’ordre », tous les attentats contre les peuples et contre les individus. C’est elle qui a fait chasser les premiers hommes du paradis terrestre, — la raison d’un Elohim ou Jéhova qui est l’image primitive de tous les usurpateurs —, et c’est elle qui justifie l’illégalité d’un ministre républicain, M. Briand contre les cheminots, en 1910 — ou la mise

hors la loi de tout un parti — M. Sarraut contre les communistes en 1928.

Voilà sur quelles bases fausses et arbitraires est établie la liberté civile ou politique dans la société. Ce sont les mêmes qui régissent la liberté individuelle ou liberté de la personne. Cette liberté n’existe pas si l’individu ne peut avoir l’entière disposition de ses facultés, aller et venir comme il lui plaît, croire et penser comme il l’entend, exprimer tout ce qu’il pense sans qu’un pion, génial ou imbécile, un dieu ou un gendarme, soit là pour le rappeler à une souveraine orthodoxie.

Homère a dit : « Le jour qui enlève à l’homme sa liberté lui ôte en même temps la moitié de sa vertu. » Et Voltaire : « Pourquoi la liberté est-elle si rare ? Parce qu’elle est le premier des biens. » Comment les hommes qui exercent la raison d’État, et dont la puissance n’est possible que par le maintien des autres hommes dans la dépendance et la démoralisation. Accorderaient-ils à leurs victimes cette liberté qui est le premier des biens et qui fait la vertu ? Ce serait préparer eux-mêmes l’écroulement de leur puissance.

Pendant longtemps le mot liberté fut considéré comme subversif et banni du langage. L’individu n’était pas libre ; il devait obéissance à Dieu, au Roi, au Maître. On s’étonne toujours de voir parmi les sculptures de la cathédrale de Chartres, une statue de la Liberté ! On continue à nier l’esprit libertaire, cet esprit toujours proscrit, qui inspira l’auteur de cette statue, comme on nie le même esprit dans les autres formes naturistes de l’architecture et de la littérature du moyen-âge. La symbolique religieuse s’efforce encore d’expliquer que la Liberté de Chartres, comme les représentations dans les sculptures des cathédrales de nonnes forniquant avec des moines, et les violences des fabliaux contre les prêtres, sont des manifestations de la foi et de l’humilité chrétiennes. Les libertaires ou partisans de la liberté, qu’on appelait jadis libertins, étaient comme aujourd’hui des hérétiques, traités en ennemis de l’ordre public. Confondus avec les accusés de « crimes d’exception », ils étaient jugés suivant des procédures spéciales qui aboutissaient le plus souvent à leur « assassinat légal ». Contre les criminels d’exception, les juges n’étaient pas obligés « aux communes et ordinaires procédures que le droit ordonne pour les autres ». Il ne s’agissait pas de rechercher s’ils étaient ou non coupables des faits qu’on leur reprochait. Accusation signifiait condamnation ; on sauvait seulement les apparences par un simulacre de procès. C’est par ces procédures exceptionnelles que furent condamnés et exécutés des milliers d’hérétiques mal pensants ou trop remuants.

Aujourd’hui, il n’est pas de mot plus galvaudé que celui de liberté. Il est dans tous les discours des politiciens, « baveux comme pots à moutarde », eût dit Rabelais. Il est dans tous les actes officiels ; il est même peint sur les murs des casernes et des prisons avec ceux d’égalité et de fraternité. Mais l’hypocrisie démocratique qui s’en prévaut ne vaut pas mieux que l’absolutisme théocratique et monarchiste qui le bannissait, ou qui ne voulait la liberté qu’à son usage en l’interdisant aux autres. Si on n’écartèle et si on ne brûle plus publiquement les libertins, on n’en continue pas moins à leur appliquer des procédures spéciales et à les traiter en criminels d’exception. Il se commet aujourd’hui, au nom de la loi « protectrice de la liberté individuelle », autant d’attentats contre cette liberté qu’aux temps où régnait le « bon plaisir » des rois et de leurs satellites.

Abritée derrière les apparences d’une légalité, émanée, dit-on, du « peuple souverain », la raison d’État est plus dangereuse qu’au temps du bon plaisir royal. S’il n’y a plus les lettres de cachet, il y a les pouvoirs discrétionnaires des représentants du gouvernement et