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des magistrats. Dans la 140e édition du petit Dictionnaire Larousse (1905), on peut lire ceci : « L’abus des lettres de cachet a été remplacé de nos jours par les longues détentions préventives. » Ce dictionnaire aurait pu ajouter : « et par les détentions définitives, sans jugement ». La maison Larousse a expurgé les éditions suivantes de cette constatation subversive. Le pouvoir discrétionnaire des agents du gouvernement et des magistrats n’en est pas moins toujours sans limites, car il dépend, non de l’application de la loi, mais de son interprétation qui est laissée à leur conscience ! … On va loin avec une telle pratique. On connaît ce que fut, sous l’ancien régime, la conscience des Laubardemont, qui ont rempli la chronique judiciaire de leurs crimes. Sénac de Meilhan a parlé du sadique besoin de voir souffrir et de torturer qui faisait de certains magistrats de véritables monstres. On a vu à l’œuvre, pendant la « Guerre du Droit », les consciences des pourvoyeurs de poteau aussi féroces que lâches et stupides. Aujourd’hui, comme de tout temps, personne n’est sûr, en sortant de chez lui, d’y rentrer le soir et de coucher dans son lit. Personne ne sait si une quelconque raison d’État ou particulière — car, lorsqu’on dispose de l’arbitraire, il est facile d’en user pour soi et pour ses amis — ne fera pas qu’il sera arrêté, incarcéré, inculpé et peut-être condamné pour un délit ou un crime imaginaire auquel il ne comprendra rien. Très heureux si quelque exécuteur anonyme ne le raye pas brutalement et définitivement du « cadastre des humains » sans que les gens de justice se préoccupent de sa disparition.

Jadis, dans les procès de sorcellerie, on produisait contre les accusés, comme pièce à conviction, la copie « écrite par la main du démon du pacte fait avec lui et dont la minute était en enfer !… » Si on n’emploie plus ces témoignages écrits par le diable, on se sert d’autres qui ne valent pas mieux, fabriqués par la malveillance policière. On voit de notre temps des gens condamnés parce qu’on a trouvé chez eux, bien qu’ils n’y avaient jamais été, tels documents compromettants, voire des attirails de cambrioleurs ou de faux-monnayeurs. Plus d’un est allé mourir au bagne, condamné comme « anarchiste dangereux », sur des preuves de cette espèce, par douze imbéciles qu’aveuglaient la haine et la peur. En matière politique, le coup du complot, quoique pas mal éventé, est toujours une excellente ressource pour les gouvernants sans scrupules. L’histoire est pleine des récits de ces infamies, et notre époque démocratique n’en est pas exempte. On vit, en 1894, le procès des Trente. Pour discréditer l’anarchisme aux yeux des satisfaits et des timorés, on y inculpa pêle-mêle des théoriciens, philosophes, littérateurs, et des cambrioleurs ou faux-monnayeurs. On va plus loin encore, tant la haine de l’esprit de liberté obture certaines cervelles policières. En 1905, à Paris, une bombe faillit tuer le président Loubet et le roi d’Espagne. Les débats judiciaires établirent que l’attentat avait été l’œuvre des deux polices de France et d’Espagne, qui n’avaient pas craint de mettre ainsi en péril les existences des deux plus hauts personnages de leurs pays pour compromettre les anarchistes qu’elles avaient la scélératesse d’accuser !… Plusieurs histoires de complots ont été mises au compte de la Révolution Russe. On en a déjà vu en France. La plus odieuse de ces affaires est celle du complot bulgare appelé « communiste ». Grâce à de faux documents établis par un nommé Droujilovsky, le gouvernement bulgare réprima sauvagement, en 1925, une prétendue insurrection communiste et fit ainsi des centaines de victimes. Celles qui échappèrent à l’assassinat légal agonisent encore, en 1929, dans les prisons du roi Boris.

La liberté des individus est continuellement menacée par les mouchards, les délateurs, qu’encouragent les autorités et l’indifférence publique. L’Inquisition, inspirée

de la loi biblique contre les faux dieux, faisait une obligation aux parents de dénoncer leurs enfants et aux enfants de dénoncer leurs parents. Le pape Grégoire IX se réjouissait de ces dénonciations combien « chrétiennes ». Sous le règne de Louis XIV où la tartuferie s’installa dans les mœurs avec les « belles manières » et le « beau langage », les jésuites organisèrent officiellement le mouchardage et la délation à la Cour et dans les familles. La Société de Jésus et l’Intendant de police avaient leurs espions, souvent les mêmes, dans la domesticité de toutes les maisons. Il y avait toujours des « voyeurs » dans les appartements du roi comme chez les plus simples bourgeois. Cet espionnage n’a pas cessé : au contraire. La délation a poussé comme une fleur vénéneuse sur le fumier de la guerre. Elle a sévi terriblement, loin du front comme parmi les combattants, contre le voisin de palier, le camarade d’atelier ou de bureau, et même contre le compagnon de tranchée, chacun voulant sauver sa peau et livrant, pour cela, celle des autres. Dans les honteux procès du temps de guerre que des magistrats, pour justifier leur utilité loin du front, ont faits par une interprétation malveillante et odieuse de la loi du 2 août 1914 contre les indiscrétions de la presse, on a poursuivi et condamné : « non pas des journalistes pour des délits de presse, non pas des orateurs pour des délits de réunion, mais de simples citoyens et surtout de malheureuses femmes qui s’étaient rendues coupables de dire devant des amis, des voisins, des fournisseurs, des domestiques, ce qu’ils pensaient » (La Vérité, 1er février 1918). Pendant la Commune, il y eut plus de 200.000 dénonciations ; combien y en eut-il de 1914 à 1918 ? Chaque guerre, en agitant la boue qui est au fond des âmes, apporte aux lèvres de la foule le goût de la délation avec celui du sang. La délation devient une vertu civique, une élégance littéraire, pour contribuer à cette « régénération » que M. P. Bourget attribue à la guerre. De tout temps, elle sévit administrativement par le « cabinet noir ». Le téléphone a permis d’y ajouter les « tables d’écoute ». Pour les mouchards officiels et officieux, l’article 187 du Code pénal qui protège, en principe, le secret des correspondances, n’existe pas ; la raison d’État et les procédures exceptionnelles le rendent inopérant. Sous Napoléon Ier, le cabinet noir coûtait 600.000 francs par an. On saura ce qu’il aura coûté de notre temps si on publie, un jour, les détails des « fonds secrets » qui en paient les mystérieux offices.

Les délateurs sont, dans les affaires criminelles, les auxiliaires les plus précieux des magistrats qui ne cherchent qu’à condamner. On les emploie pour toutes sortes de provocations, pour de faux témoignages. Lors du procès Bougrat, à Aix-en-Provence, des repris de justice, vulgaires « moutons », étaient traités par les juges, comme des collaborateurs avec une déférence complice, tandis qu’on bousculait sans aucune politesse des savants qui apportaient la vérité et montraient les mensonges de l’accusation. (Cahiers des Droits de l’Homme, 15 juin 1927). Le temps n’est peut-être pas loin où la délation sera une obligation légale et où tout réfractaire à cette immonde besogne sera puni pour « complicité morale », comme au temps de l’inquisition. Notons, en passant, que la délation fleurit surtout dans les moments d’impuissance révolutionnaire. Quand on n’est pas capable de défendre ses droits et sa liberté d’individu, on est facilement prêt à trahir ceux des autres.

Le pouvoir discrétionnaire des magistrats, la faculté qui leur est laissée d’appliquer la loi selon « leur conscience », permettent les abus les plus révoltants. La loi est comme l’Évangile qui a deux morales ; elle a deux justices, pour permettre aux « consciences » de choisir. Ainsi, les prescriptions du Code d’instruction criminelle sont formelles en matières d’arrestation et de détention