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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/65

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EMA
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en commun, supprimant, par conséquent, tout héritage, assurant, d’autre part, l’existence des enfants avec ou sans le concours des parents, pourra émanciper la femme en en faisant l’égale, économiquement parlant, de l’homme. Esclave de la propriété individuelle, transmise par la famille, esclave des travaux du foyer que nécessite une mauvaise organisation sociale, la femme s’émancipera avec la disparition de ces deux principales causes de son asservissement.

D’ailleurs, là encore, l’évolution humaine va plus vite que celle des lois et des codes. Un peu partout, la femme cherche à gagner sa vie par elle-même, à se libérer de la sujétion du foyer. De plus en plus, des professions indépendantes sont envahies par les femmes. Travaillant, elles prennent l’habitude sous la puissance de la nécessité, de discuter de leurs intérêts. Après s’être séparées de l’homme, lui avoir fait concurrence sur le marché du travail, elles le rejoignent peu à peu pour unir leurs efforts aux siens dans le but de faire aboutir certaines revendications. L’avenir, l’émancipation de la femme est là. Être libre, être l’égale de l’homme dans les relations économiques. La société, considérant les soins et l’instruction première donnés aux enfants comme un travail social et utile, devrait considérer la mère comme une ouvrière, fabriquant l’avenir, créant et élevant la génération future.

Émancipation des esclaves. — L’humanité a connu — et connaît encore — l’ignoble institution de l’esclavage. Montesquieu a écrit que c’était la pitié qui avait créé l’esclavage ; pour ne pas tuer les prisonniers de guerre, on les faisait esclaves. En réalité, c’était plutôt parce que le travail était devenu sédentaire, l’agriculture naissant, on avait cherché à se procurer des travailleurs par la guerre. Le christianisme s’est vanté d’avoir aboli l’esclavage. L’histoire confond ce mensonge. Les nations chrétiennes se sont largement servies de l’esclavage dans les colonies où, pourtant, il y avait de nombreux prêtres et missionnaires. En France, il a fallu des révolutions pour qu’en 1792 et en 1848, on abolisse légalement l’esclavage. Aux États-Unis, la guerre de Sécession (1860-1865) a réussi à abolir l’esclavage. Au Brésil, il a duré jusqu’aux dernières années du xixe siècle. L’émancipation des esclaves ne s’est faite nulle part sans une farouche et souvent violente résistance des propriétaires d’esclaves, et l’Église fut toujours du côté des maîtres.

Ce qui a pu créer cette confusion dont profitent les prêtres, c’est que l’abolition de l’esclavage en Europe se fit à peu près en même temps que l’avènement du christianisme. La revendication des esclaves, en cette période fortement mystique, fut imprégnée de la nouvelle foi, et la bonne parole, l’Évangile, fut interprétée par les masses cherchant leur émancipation comme un mot d’ordre de libération. Mais, bien vite, l’Église, qui se constituait, s’est séparée du mouvement des asservis : « Rendez à César ce qui est à César », comme si les hommes pouvaient appartenir à un César, et non à eux-mêmes.

D’ailleurs, le servage qui se substitua à l’esclavage ne fut guère qu’une transformation d’étiquettes. Les esclaves de la Grèce, traités humainement, faisant partie de la famille, portés assez souvent à des postes importants, considérés comme des hommes malheureux par leurs maîtres qu’une adversité pouvait faire choir à leur rang, étaient mieux traités que les serfs des premiers siècles de l’ère chrétienne. Les tyrans consentent parfois à changer les étiquettes, pour tromper mieux les asservis, mais se résolvent difficilement à laisser porter atteinte à leurs droits et privilèges.

L’émancipation des esclaves mués en serfs fut une transformation de façade. Il a fallu de nombreux siè-

cles, des luttes incessantes, des jacqueries dans les villages, le soulèvement des communes dans les villes, pour que le servage devienne un peu plus humain, et que quelques parcelles de liberté et de bien-être soient acquises par les malheureux.

De même, l’émancipation des serfs fut également une duperie, car elle a fait place au salariat. Celui-ci arrive très fréquemment à égaler ou dépasser en horreur le servage ou l’esclavage. On s’est affranchi du joug du seigneur pour retomber sous celui du patron. On a acquis la liberté de mourir de faim si on ne se courbe pas sous l’autorité patronale. Les institutions répressives de l’État sont toutes puissantes pour mater les réfractaires à l’exploitation patronale. Là où les prolétaires n’ont pas assez de courage et de conscience pour résister, non seulement le patron exige d’eux un pénible travail pour un salaire dérisoire, mais encore il les traite en véritables esclaves leur déniant, en dehors même du travail, toute liberté de conscience.

En réalité, les appellations différentes et les statuts juridiques n’ont jamais servi à l’émancipation des opprimés. Il a fallu à ceux-ci, dans le passé, comme il leur faudra dans l’avenir, des luttes constantes, acharnées et terribles pour faire disparaître ou amoindrir leur servitude.

Émancipation sociale. — C’est un mot dont se revendiquent tous les groupements ou partis d’avant-garde ou prétendus tels. S’émanciper, c’est s’affranchir d’un joug, se libérer de la servitude. Singulière contradiction, à moins que ce ne soit duperie de conscience, certains se proclament partisans de l’émancipation sociale et ne rêvent que d’instaurer un nouveau joug, une nouvelle servitude tout au moins aussi mauvais que les anciens qu’on veut abolir. L’émancipation ne peut qu’apporter toute la liberté, ou tout au moins une liberté plus grande, sinon elle n’est qu’un masque couvrant une imposture.

Les peuples sont actuellement, tous, dans un état de servitude morale, intellectuelle, politique et économique. Ils ne sont pas libres de leurs sentiments, jugulés qu’ils sont par une éducation malsaine, par de multiples préjugés religieux, patriotiques, civiques, moraux, etc. Ils ne sont pas libres de leur intelligence, car l’instruction est le monopole d’une classe, et l’on entretient systématiquement l’infériorité technique et intellectuelle des masses travailleuses. Ils ne sont pas libres politiquement, car de nombreuses lois appliquées par de nombreux juges et policiers, suppriment toute véritable liberté. Ils ne sont pas libres économiquement, car les produits sortis de leurs mains ne leur appartiennent pas, et s’ils veulent vivre il leur faut chercher et trouver un exploiteur.

L’émancipation sociale doit donc porter sur le domaine moral, intellectuel, politique et économique. Les hommes et les peuples ne pourront se dire totalement émancipés que lorsque toutes ces formes d’asservissement n’existeront plus, quand ils seront les maîtres de leurs sentiments, de leurs idées, quand ils pourront librement acquérir les connaissances désirées, quand aucun obstacle ne s’opposera plus à la diffusion des opinions, à la liberté de parole, de presse, de réunion, d’organisation ; quand, enfin et surtout, les fruits de leur travail ne leur seront plus confisqués par une classe de privilégiés, quand ils s’organiseront librement et à leur guise, tant pour régler entre eux les conditions du travail que pour répartir les produits.

Tel est le but auquel doivent viser tous les efforts vers l’émancipation des individus et des peuples. On commet généralement une grosse erreur. C’est de diviser l’autorité en autant de fractions différentes qu’elle