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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/667

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publié un dictionnaire de la langue hollandaise où se trouvaient des définitions libres-penseuses, dut fuir d’Amsterdam, fut poursuivi pour blasphème, condamné à 10 ans de prison et 10 ans de bannissement. Il mourut en prison.

Nous voyons donc que même les pays qui avaient adopté la réforme n’étaient pas exempts d’intolérance quand un libre-penseur avait exprimé ses idées. À l’époque même où Calvin établissait son pouvoir à Genève et faisait de la Bible le guide infaillible de ses partisans et par là renonçait à toute liberté de penser véritable, il y avait en France un philosophe sceptique qui eut une énorme influence sur les esprits cultivés, je veux parler de Montaigne (Michel Eyquem de) (1533-1592), dont les Essais sont encore le livre de chevet d’un grand nombre de penseurs. Ces Essais sont composés sans plan, ils forment un recueil de pensées et d’observations. Montaigne repousse toute doctrine imposée, toute théorie admise. Il veut penser par lui-même et doute de tout ce qu’il n’a pas reconnu comme vrai. On l’a appelé pyrrhoniste, mais il n’a pas dit, comme Pyrrhon, dit-on, : ce que je sais, c’est que je ne sais rien. Montaigne s’abstient de toute affirmation. Les Essais de Montaigne sont fréquemment réédités. Une traduction anglaise qui avait été supprimée par la censure comme athée, a reparu et eut un grand succès.

L’ami de Montaigne, Étienne de La Boétie (1530-1563), a laissé un petit ouvrage, La Servitude volontaire, où l’on a voulu voir des prémisses de l’anarchie.

Pierre Charron (1541-1603), autre ami de Montaigne, qui mourut dans ses bras, fut d’abord prédicateur catholique, mais dans son ouvrage le plus connu, Traité de la Sagesse, il est disciple de Montaigne et cherche à démontrer l’incertitude et l’impuissance de la raison, il condamne toutes les religions. Il choqua tout d’abord les croyants en disant que si l’homme a une âme, les animaux en ont une aussi. Le Traité de la Sagesse fut poursuivi pendant la vie de l’auteur et après sa mort.

Un contemporain italien de Montaigne et Charron, Giordano Bruno, fut un des plus grands savants de son temps. On trouve dans ses œuvres l’idée du transformisme développée au xixe siècle par Lamarck et Darwin. Né vers 1548, il entra dans l’ordre des Dominicains, mais ses doutes sur la religion et ses violentes attaques contre les moines le poussèrent à quitter l’Italie vers 1580. Il se rendit à Genève, espérant y trouver la liberté de pensée, mais il vit bientôt que la liberté y était aussi peu connue que dans les pays catholiques. Il alla à Paris où, à la Sorbonne, il attaqua l’aristotélisme à la mode, puis il partit pour l’Angleterre, où il défendit le système de Copernic contre les professeurs d’Oxford. Ensuite il parcourut l’Allemagne, excitant partout une grande opposition, car il attaquait les thèses mêmes du catholicisme ; il publia des ouvrages scientifiques, plutôt panthéistes. Ayant été invité par un ami à aller à Venise, où il lui promettait la liberté de ses opinions, il fut trahi par cet ami même, qui le livra au pape. Enfermé par l’inquisition de Rome, il gémit pendant sept ans dans les cachots, puis il fut brûlé vif le 17 février 1600. Cet audacieux penseur est devenu un héros pour la libre-pensée européenne, une statue lui fut érigée par souscription internationale à l’endroit même où fut allumé le bûcher où il périt. Un grand palazzo, (belle maison) de la société Giordano Bruno s’élevait à Rome vis-à-vis du Vatican. On allait le reconstruire pour en faire le point central des sociétés de libre-pensée, mais la prêtraille veillait. Le traître Mussolini, ce presque anarchiste, lorsqu’il était ouvrier à Lausanne, devenu le dictateur tout puissant et malfaisant, a fait démolir ce palazzo, sous le prétexte de faire passer une rue sur l’emplacement, mais la rue ne sera jamais faite.

Les fonds de la Giordano Bruno ont été confisqués par le gouvernement fasciste.

Les ouvrages de G. Bruno ont été traduits en allemands en plusieurs volumes.

Le xviie siècle vit naître deux écoles de philosophie qui ont certainement des bases dans la libre-pensée, ce sont les écoles de Bacon en Angleterre et le cartésianisme ou école de Descartes en France.

Les travaux de Bacon (François) (1561-1626) ont un double objet : 1° la réforme et le progrès des sciences ; 2° la classification raisonnée des connaissances humaines. Selon lui les procédés que la science doit suivre se réduisent à trois : 1° prendre la nature sur le fait et enregistrer les purs phénomènes, sans chercher d’abord à les expliquer ; 2° construire des tableaux où les phénomènes soient classés dans un ordre facile à saisir ; 3° s’élever à la connaissance des lois au moyen de l’induction, dont il analyse minutieusement les procédés. Les principes posés par Bacon, que l’activité intellectuelle ne s’exerce que sur un fond primitivement fourni par les sensations sont développés et appliqués à la psychologie et la morale par ses disciples immédiats (Hobbes, 1588-1679 ; Gassendi, 1592-1655 ; Locke, 1632-1704) et par l’école sensualiste du xviie siècle. Les idées libérales de Bacon n’influencèrent guère les événements de son temps. Les persécutions continuèrent. En 1619 le savant libre-penseur Lucilio Vanini, fut brûlé vif à Toulouse après qu’on lui eût arraché la langue avec des tenailles rougies au feu. (Une statue devait être érigée à Vanini à Lecce, sa ville natale, mais la guerre et le fascisme ont empêché l’érection de ce monument).

Marie Tudor (Mary la sanglante comme on l’appelle en Angleterre), fit brûler ou décapiter des centaines de protestants ; sa sœur Elisabeth massacra des catholiques. Le fils de Marie Stuart, Jacques Ier d’Angleterre, fit brûler le dramaturge Kyd, le savant Barlholomew Legate (1611), et la même année Wightman. Après ce dernier autodafé, on ne brûla plus les libres-penseurs, on se contenta de les mettre en prison pendant de longues années. Une loi punit encore aujourd’hui d’emprisonnement les blasphémateurs. Il y a trois ou quatre ans, un orateur en plein air, Gott, fut condamné pour avoir employé des mots un peu violents contre la trinité. Il est mort en prison. Chaque année une pétition est présentée au Parlement par des personnages distingués en faveur de l’abrogation de cette loi, relique du moyen âge, mais le gouvernement s’oppose à cette mesure libérale.

La philosophie de René Descartes (1590-1650), opposée à la réforme de Bacon, a dominé toute philosophie depuis le milieu du xviie siècle jusque vers 1750 et encore à présent elle a de nombreux partisans.

Descartes peut être dénommé libre-penseur pour la raison que dans le Discours sur la Méthode il fait abstraction — table rase — de toutes les idées préconçues, de tous les dogmes et ensuite il reconstruit par l’observation des faits internes, il fonde ainsi la psychologie, d’où il tire la logique, l’éthique ; mais, par une étrange aberration, venant peut-être de la peur des persécutions auxquelles il avait déjà été exposé en Hollande, il remonte jusqu’à Dieu, qui n’a absolument rien à faire avec la logique ou la psychologie. Cette théodicée lui fut probablement imposée par les mœurs de son temps.

Parmi les représentants les plus autorisés de son école, nous verrons Malebranche (1638-1715), Arnauld, Nicole, Bossuet, Fénelon, etc., et au xixe siècle, Royer-Collard, Gérando, Cousin et toute l’école éclectique. Spinoza qui fut disciple de Descartes se sépara de son maître et construisit un système de panthéisme. Il était