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étendus en croix, Clément attendit la mort, sûr de monter au ciel. Pour commémorer cet assassinat, le Parlement de Toulouse décréta qu’il y aurait des réjouissances publiques le 1er août ; les autres Parlements témoignèrent de sentiments identiques. A Paris, les duchesses de Nemours et de Montpensier glorifièrent le meurtrier dans les églises et sur les places publiques : le peuple but, chanta, dansa « avec des voix d’allégresse poussées au ciel », Grégoire XIV fit tout pour détacher la noblesse et le clergé du nouveau roi Henri IV ; ses desseins furent secondés par un groupe de ligueurs intraitables, les Seize, qui devinrent l’âme de la résistance catholique. Groupant plus de 30.000 adhérents, prêtres ou laïques, ils tenaient Paris grâce au réseau serré de leur police, surveillaient les suspects, poussaient dans les charges ceux dont le zèle s’affirmait, et rayaient impitoyablement ceux dont le dévouement semblait s’amoindrir. Après des péripéties nombreuses où les succès suivirent les revers, la Ligue fut mortellement atteinte, en 1593, par l’abjuration d’Henri IV qui estima que Paris valait bien une messe. A genoux, devant l’archevêque de Bourges, le prince renonça au protestantisme et jura de vivre et mourir dans la religion catholique ; puis, toujours à genoux, il entendit la messe, réitéra son serment et communia. Ceci se passait le 25 juillet, dans la Basilique de Saint-Denis ; pourtant lui-même déclarait que sur bien des points : l’autorité du pape, l’existence du purgatoire, le culte des saints en particulier, il ne pouvait admettre les affirmations de l’Église romaine. Il paraît qu’il fit néanmoins des miracles, après son sacre : sur cinq ou six cents scrofuleux qui touchèrent ses mains sanctifiées par le divin chrême, quelques-uns parvinrent à guérir. On cria au prodige et la Sorbonne, qui l’avait âprement combattu, se porta garant de son orthodoxie. N’est-il pas vrai que les comédies de l’histoire sont riches en précieux enseignements ? Miracles et visions furent prodigués par Dieu en faveur d’une cause que les catholiques eux-mêmes condamnent aujourd’hui ; la Vierge aux pleurs de la Ligue précéda celle de Marie Mesmin ; les extases du moine Clément évoquent celles de fanatiques contemporains. Et l’on voit combien de crimes furent commis au nom de Jésus ; et quel caractère intéressé présentent d’ordinaire les croyances des grands ou des rois. Puis il apparaît que les choses n’ont guère changé, quand on observe ce qui se passe aujourd’hui.

Si du xvie siècle nous descendons à l’époque contemporaine, il convient de signaler plusieurs Ligues dont l’action s’est exercée en sens divers : Ligues belge et française de l’Enseignement ; Ligue des Droits de l’Homme ; Ligue des Patriotes, etc. Fondée en 1864, par un groupe de libéraux, la Ligue belge de l’Enseignement eut, dès l’origine, un caractère à la fois politique et pédagogique. Elle lutta pour l’abrogation de la loi de 1842 sur l’enseignement primaire ; ouvrit en 1876 l’École Modèle de Bruxelles, pour expérimenter les nouvelles méthodes ; puis, tout en conservant son indépendance, acquit un caractère presque officiel après les élections de 1878, qui donnèrent, pour un temps, la majorité aux libéraux. Jean Macé assista au deuxième Congrès qui se tint à Liège en 1866 ; il fut le fondateur de la Ligne française de l’Enseignement. « Ce n’est pas de la Belgique, a-t-il déclaré par la suite, qu’il a rapporté son idée, c’est au contraire cette idée préconçue qui l’y a fait aller ». Né en 1815, directeur du bureau de la Propagande socialiste, de novembre 1848 à juin 1849, il devint après 1859, professeur dans un pensionnat de jeunes filles, à Beblenheim en Alsace et après 1870 à Monthiers ; élu sénateur inamovible en 1883, il mourut le 13 décembre 1894. Jean Macé fait re-

monter à 1861 la date de ses premières tentatives ; il s’intéressa d’abord aux bibliothèques populaires ; enfin le 25 octobre 1866, il demandait dans l’Opinion Nationale qu’ « une coalition s’organisât, dans tous les départements, entre tous les hommes de bonne volonté, qui ne demandent qu’à travailler à l’enseignement du peuple ».

Le premier bulletin de la Ligue paraissait le 15 décembre de la même année ; mais c’est en 1881 seulement, au Congrès de Paris, qu’elle fut constituée sous son titre définitif de « Ligue française de l’Enseignement ». Trois hommes du peuple répondirent au premier appel ; en 1867 on comptait déjà 5.000 membres ; en février 1870, il y en avait plus de 17.800. Et les progrès s’accentuèrent, puisqu’en 1902 elle compta 2.787 sociétés affiliées, ce qui représentait deux millions d’adhérents. Dans le projet de statuts, rédigé par Macé en 1867, on lisait : « Art. 1. — La Ligue de l’enseignement a pour but de provoquer par toute la France l’initiative individuelle au profit du développement de l’instruction publique. — Art. 2. — Son œuvre consiste : 1° à fonder des bibliothèques et des cours publics pour les adultes, des écoles pour les enfants, là où le besoin s’en fera sentir ; 2° à soutenir et faire prospérer davantage les institutions de ce genre qui existent déjà ». Par crainte des prohibitions gouvernementales, le fondateur restait prudent dans l’exposé de ses desseins ; au fond, il entreprenait une campagne en faveur de l’instruction obligatoire, gratuite et laïque.

Mais il eut beau répéter « qu’il n’y avait rien dans son entreprise qui pût porter ombrage à qui que ce soit », l’autorité religieuse se dressa menaçante. Mandements épiscopaux, sermons des prêtres, calomnies des dévotes tombèrent dru sur l’œuvre nouvelle : Jean Macé fut appelé « un assassin d’âmes ». Pourtant ses idées étaient loin d’être révolutionnaires. Il croyait en Dieu et garda jusqu’à sa mort une religiosité profonde. « Notre corps, écrivait-il, est un temple où Dieu réside, non pas inactif et dérobant sa présence, mais vivant et sans cesse agissant, veillant à l’accomplissement des lois qui régissent les mouvements des organes de la digestion dans le corps de l’homme, avec autant de soins qu’à celles qui conduisent le soleil et les étoiles ». Dans ses livres, les inepties de ce genre abondent. S’adressant aux instituteurs, il leur dira de développer « la grande idée de la patrie, l’amour et l’honneur du drapeau », leur enjoignant par ailleurs de ne jamais faire le procès des opinions arriérées ou des croyances superstitieuses : « C’est l’enseignement confessionnel seulement qu’il s’agit de renvoyer à l’Église. Quant à ce fonds commun de religion universelle qui s’impose à tous et qu’élargissent d’âge en âge les progrès de la conscience humaine, il ne saurait être bon certainement de le rayer du programme de nos écoles ». En 1886, il insiste, au Sénat, pour qu’on ne remplace pas trop rapidement le personnel congréganiste par un personnel laïc, dans les écoles primaires. Puis l’instruction lui paraîtra surtout un « apprentissage électoral » ; il oubliera le bonheur et la dignité des individus pour ne songer qu’à faire des citoyens. Disons à sa décharge que, malgré la timidité de ses conceptions, il fut maudit par tous les bien-pensants de l’époque, et que sa Ligue contribua puissamment à diffuser l’instruction. Après le 24 mai 1873 et le 16 mai 1877 on menaça de peines disciplinaires les instituteurs qui en étaient membres ou en recevaient quelque chose ; certains préfets allèrent jusqu’à fermer les cercles locaux ; et l’on doit reconnaître que Macé lutta jusqu’à la fin pour la gratuité de l’enseignement. La Ligue, du moins à l’origine, fut une école de décentralisation. « Il y a quelque chose de trop en France : c’est Paris ! », disait son fondateur, indigné de voir la capitale prétendre au mono-