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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/680

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LIT
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où commença, pour elle comme pour tous les arts, le règne de l’individualisme tyrannique qui s’imposerait, pour substituer l’intérêt particulier et les formes aristocratiques aux grands et libres courants populaires et anonymes, chaque fois qu’ils n’auraient pas la force de lui résister ou se laisseraient détourner par ses artifices. Les sophistes rendirent les études littéraires inutiles et sans profit en les écartant de la recherche de ces grands courants humains. Ils en firent une occupation de mandarin, de dilettante qui se renferme dans une époque, un genre, une école et dont le travail est d’autant plus suspect qu’il suit les directives d’une caste ou d’un parti. Philarète Chasles disait : « Pour étudier à fond la littérature, il faut étudier la politique, la religion, la société même… Il faut chercher les matériaux de l’histoire intellectuelle, non ceux de l’histoire littéraire. » Il voulait qu’on recherchât dans les livres non seulement la phrase et la diction mais aussi l’âme pour découvrir « la merveille de communication électrique qui renouvelle les sociétés en fécondant les esprits », pour voir comment « toutes les intelligences sont enchaînées dans une parenté étroite et dans une miraculeuse harmonie ». Ce qu’il voulait trouver chez les écrivains, c’était non « des régulateurs du style et des dictateurs de la phrase », mais « des propagateurs de la civilisation universelle ». C’est par les études littéraires ainsi comprises qu’on peut voir à travers les siècles l’œuvre ininterrompue de la pensée, suivre cette filiation du génie chez qui V. Hugo disait qu’elle a atteint « sa complète intensité ». Indépendamment de ces génies, « quiconque a jeté dans le monde une idée a semé un germe immortel » (Ph. Chasles).

Au début de l’humanité, l’homme désarmé et ignorant fut porté, comme toutes les espèces, à rechercher dans ce qui l’entourait des influences et des concours sympathiques. Dans cette recherche, d’abord toute instinctive puis de plus en plus raisonnée, il ne pouvait manquer de se créer des certitudes par des explications plus ou moins illusoires sur les phénomènes dont les causes lui échappaient. Son esprit avait tout naturellement tendance à admettre le merveilleux. L’orgueil de son propre effort ne pouvait qu’exciter encore cette tendance. Il se créait ainsi des légendes qui mêlaient intimement sa vie à celle de l’univers et ne devaient se transformer, sinon disparaître, qu’avec l’acquisition de connaissances lui apportant des certitudes positives. De ces légendes, des imposteurs devaient s’emparer pour en faire des religions et changer la fantasmagorie imaginée par l’ignorance primitive en dogmes mensongers et immuables. L’imposture a ainsi dressé contre la vérité l’œuvre maléfique de l’autorité qui pèse toujours sur la pensée humaine.

Avant que s’accomplît cette œuvre, l’homme trouva les premiers éléments de sa pensée dans son milieu et dans ses rapports avec lui. C’est ainsi que la première humanité fut naturiste (Voir Naturisme). On le constate à l’origine de tous les mythes dont l’âme humaine a été bercée. Toute la littérature n’est, dans l’infinité de ses modes, que la transformation, la transposition et l’adaptation de ces mythes à travers le temps et l’espace.

Autant les légendes devinrent, par les adaptations cléricales, terrifiantes, sanguinaires et stupides avec leurs mystères incompréhensibles à la raison, autant elles durent être, dans leurs conceptions primitives, aimables, poétiques, inspirées par tout ce qui était bienfaisant et agréable dans la nature. Plutôt que de terreur et d’imploration désespérée, elles devaient être des hymnes de joie et de reconnaissance à toutes les forces qui animaient et embellissaient la vie. Elles exprimaient pour l’homme « l’amour qui le portait vers

tout ce monde extérieur vivant d’une vie analogue à la sienne, vers les sources et les ruisseaux, vers les arrhes et les rochers, vers les monts et les nuages, vers le ciel resplendissant, l’aurore, le crépuscule, le large soleil et tous les astres disséminés dans l’espace » (E. Reclus). Avant de devenir « des concentrations de vie nationale, des réservoirs profonds où dorment le sang et les larmes des peuples » (Baudelaire), elles ont dû être l’expression universelle de la joie humaine éclatant devant la vie.

Les animaux, en qui les hommes voyaient des frères, des égaux pourvus d’une âme toute semblable à la leur, avaient leur belle place, parfois la première, dans ces légendes. Elle y était si importante que nombreuses sont les religions dont les dieux sont des animaux. Le christianisme lui-même dut les accueillir, bien qu’il leur refusât une âme, et adopter nombre de mythes comme celui orphique du « bon berger ». Il a vainement tenté de donner le change, par les explications d’un symbolisme abracadabrant, sur l’inspiration naturiste des tailleurs de pierres des cathédrales qui ont couvert ces monuments de représentations d’animaux et de plantes (Voir Symbolisme). Aussi, les traditions « du temps que les bêtes parlaient » sont considérables dans la littérature. Elles sont nées des longs et multiples rapports entre les hommes et les animaux rapprochés par des nécessités communes et qui les faisaient se comprendre. L’homme avait trop de choses à apprendre des animaux pour qu’il n’y eût pas entre eux des relations constantes dans l’intimité d’une véritable association d’intérêts et de sentiments, jusqu’au jour où, par son industrie, l’homme commença à devenir dangereux et malfaisant pour l’animal. Cette intimité était telle qu’elle ne disparut jamais complètement et, lorsque la sottise humaine imagina de s’ériger en puissance supérieure aussi cruelle que stupide sur tout ce qui l’entourait, l’inépuisable bonté de l’animal et sa sociabilité, se pliant à la domesticité, rendirent encore possible le rapprochement avec un maître orgueilleux. Les traditions des rapports avec les animaux sont demeurées les plus vivantes parce qu’elles sont les plus près de la nature et qu’elles éveillent toujours le plus de fibres insoupçonnées. Elles sont à la base de la littérature, mêlées à celles qu’inspirèrent tous les génies primitifs de l’air, de la terre des eaux transformés en héros magnifiques ou en personnages familiers. Elles n’ont fait, en se perpétuant, que répéter les sentiments primitifs et éternels de la nature toute entière : l’amour, la joie et la douleur.

On découvre ainsi, en recherchant dans le temps, cette unité de pensée qui fait que « le genre humain n’a qu’un petit nombre d’idées qu’il renouvelle éternellement » (Ph. Chasles). Du culte naturiste, du communisme primitif avec les animaux, puis de la vie patriarcale, naquirent les traditions populaires des contes, fables, énigmes, proverbes qui se sont en grand nombre maintenus textuellement par la transmission orale d’une génération et d’un peuple aux autres. À la base de toutes les littératures il y a le folklore, la masse des dits populaires répandus chez les peuples et qui est : « le trésor des idées et des imaginations non point créées par le peuple, mais acceptées par lui, la plupart depuis un temps immémorial, conservées par lui et recueillies de nos jours sur ses lèvres » (L. Sudre). Les contes, les récits populaires, se retrouvent chez tous les peuples, avec le même fond et la même forme, a dit aussi M. Sudre (Les Sources du Roman de Renart) ; on y perçoit seulement des différences venues d’influences psychologiques et sociales propres à chaque peuple.

Élisée Reclus a constaté que « les légendes voyagent