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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/691

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rent dans tout le pays. Leur art se prolongea en se momifiant de plus en plus jusqu’au commencement du xixe siècle. Wagner, dans ses Maîtres-Chanteurs de Nuremberg, a fait un tableau saisissant, à la fois noble et satirique, du caractère de ces associations et de la vie populaire qu’elles entretenaient. Hans Sachs en fut, au xvie siècle, le plus grand des animateurs ; il fit une œuvre considérable qui aida beaucoup au progrès de la Réforme. La Renaissance proprement dite eut ses penseurs et ses lutteurs avec Erasme, Reuchlin, Ulrich von Hutten, Ascolampade, Zwingli. Nulle part elle ne créa un mouvement social aussi profond, ne fut plus hardie de pensée et d’action, plus généreusement inspirée par l’esprit de liberté pour donner un caractère révolutionnaire au soulèvement des masses ; nulle part aussi elle ne vit se dresser contre elle une réaction plus féroce, celle de la Réforme triomphante qui accabla le peuple avec autant d’inhumanité que le faisait l’Église romaine.

En France, la Renaissance se manifesta surtout dans les arts et la littérature à la suite des expéditions guerrières qui permirent de découvrir la Renaissance italienne, bien qu’elles fussent faites dans des buts moins nobles. Les guerres religieuses que la Réforme provoqua ne furent que des luttes de partis ; il s’agissait de savoir seulement qui l’emporterait au gouvernement des Valois, des Guise ou des Bourbon. On faisait beaucoup de bruit et d’excentricité, on versait beaucoup de sang, répandait beaucoup d’encre et de furieuse éloquence, mais sans créer un mouvement profond. Le peuple, partisan malgré lui, demeurait sceptique sinon indifférent devant ces luttes dont il lui resterait à payer les frais. Sauf quelques exceptions farouches, comme celle d’Agrippa d’Aubigné, les chefs réformés pensaient comme Henri IV que « Paris valait bien une messe », et ils devinrent « bons catholiques » en même temps que lui. Le véritable esprit du temps était celui de Montaigne qui s’appuyait sur « le mol oreiller du doute », plus que celui des prédicateurs enflammés dont la virulence satirique excitait à l’assassinat. Cet esprit était aussi celui du libertaire intellectuel Rabelais qui, deux cent cinquante ans avant Beaumarchais, s’empressait de rire pour ne pas avoir à pleurer. Homme de science et de conscience, après avoir bouleversé les institutions et passé la sottise humaine au crible de la satire la plus savante et la plus véhémente, il se réfugiait dans son abbaye de Thélème et se retrouvait avec tous les « utopistes » que la République de Platon et les anticipations des arabes Avempace et Avicenne avaient plus ou moins inspirés. Contemporain de Thomas Morus, auteur d’Utopia, précurseur du Tasse de l’Amiata et du Campanella de la Cité du Soleil, il réveillait dans la forme littéraire de son temps le vieux rêve naturiste de l’humanité.

Plus que le roi François Ier, appelé par flatterie le « protecteur des arts » mais qui voulait supprimer l’imprimerie, sa sœur, Marguerite d’Angoulême, favorisa les débuts de la Renaissance littéraire en France. Celle-ci commença dans la poésie avec Clément Marot et se continua avec Ronsard et la Pléiade. Cette poésie fut par trop tributaire d’un esprit savant et d’exagérations qui la gâtèrent, même chez Ronsard dont le génie a produit une œuvre admirable ; mais, si elle a défiguré souvent la nature par parti-pris « savantissime », du moins elle ne l’a pas ignorée comme devait le faire le classicisme. La prose fut mieux servie par Rabelais, Calvin, Despériers, les d’Estienne, La Boétie, Amyot, Pasquier, l’Hôpital, Montluc, Montaigne et Charron. Ils remplirent le xvie siècle, si fécond par la pensée et les progrès de la langue française, et occupèrent le commencement du xviie, avant que le classicisme coupât définitivement les ailes à l’esprit

de la Renaissance et aussi à l’esprit de la vieille France qui allait être volontairement écarté, au mépris du vrai caractère national, pour en faire un autre qui serait tout de convention.

Ainsi, la Renaissance a produit de grandes œuvres, signées de grands noms, mais elle est arrivée à fermer pour le plus grand nombre des hommes le monde de l’art et de la pensée auquel ils avaient participé avant elle, et elle a ouvert la voie au classicisme.

Dans la période de transition qui s’écoula avant le classicisme, d’Aubigné, Mathurin Régnier, Théophile de Viaud défendirent le vieil esprit français en l’alliant à la Renaissance. Les philosophies de l’épicurien Gassendi, et de Descartes qui le combattit, furent les dernières manifestations, ou plutôt l’aboutissant, de l’humanisme. Le cartésianisme est la suprême expression de la Renaissance et ce qu’elle a produit de plus définitif. Il est le pont qui réunit cette période au xviiie siècle. Il fut suspect au classicisme avant qu’il l’adoptât pour en faire le rempart de la philosophie d’ordre conservateur lorsque le xviiie siècle commença à saper cet ordre. Jusqu’à la fin du xviie siècle, la Sorbonne lança ses décrets contre Descartes au nom de la vieille scolastique persistante.

Malherbe marque officiellement en France le moment où les « beaux esprits » entreprirent de « dégasconner », de « débarbariser » le pays et de réaliser le « grand monde purifié » de Chapelain. « Enfin, Malherbe vint… » devait dire Boileau. Il vint pour établir, non les règles de la langue dont faisaient usage tous les Français, mais celles du « bon usage » qu’en faisaient les « beaux esprits ». Ceux-ci commencèrent par oublier dédaigneusement la vieille littérature française, vouant au même sort le bon et le mauvais, la Chanson de Roland, le roman de Tristan, ceux de Renart et de la Rose, et la foule des pauvres imitations dont on avait été saturé. Rutebeuf, Villon, Charles d’Orléans, Ronsard, furent délaissés comme Chrétien Legouais, Martin Lefranc, Martial d’Auvergne et cent autres moins dignes de l’immortalité. Aujourd’hui encore, la plupart des anthologues ignorent un Coquillart dont l’œuvre, a dit d’Héricourt, est « le monument le plus important de l’histoire politique et littéraire de la fin du moyen-âge ». Les « beaux esprits » furent les « précieux » de l’Hôtel de Rambouillet, les « intellectuels » de la cour, les « mondains » de la ville, qui voulaient parler et écrire « noblement ». De ces cénacles sortit l’Académie Française dont ils firent partie pour la plupart. Précieux et académiciens « débarbarisèrent » si bien la langue qu’à la fin du xviie siècle ils en avaient fait ce que le P. Bouhours a appelé « le type accompli de la délicatesse intellectuelle et de l’inaptitude artistique de la société polie ». Cette langue où les termes de chasse, de blason et de guerre dominaient, mais où manquaient les mots techniques et ceux nécessaires à la vie pratique, était devenue « trop savante pour l’usage des honnêtes gens » qui parlaient et vivaient comme tout le monde. Elle n’était plus que le langage d’une aristocratie sans intelligence, sans imagination et sans entrailles. Cœurs secs et cervelles vides qui ne connaissaient plus, en fait de nature, que les décors d’opéras et de ballets et de règles de pensées que celles de la cour. Tous les jours, les quelques centaines de courtisans qui représentaient la France et en détenaient les destinées réglaient leur existence sur l’humeur du roi ; quand il avait daigné sourire, la France était heureuse. Pour faire croire qu’un tel monde avait une sensibilité, les littérateurs allèrent lui en chercher une chez les Grecs et les Romains. On fit rugir Oreste sous les canons de Mascarille et on mena Iphigénie au sacrifice sous les atours de Mme de Montespan. Cette littérature fut la majestueuse et froide parure de l’étiquette qu’Henri III avait introduite en France et qu’un duc de Richelieu s’obstinait