Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/692

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LIT
1298

à défendre à la veille de la Révolution. Le prodige est que la pensée ait résisté et que, dans une pareille société, un Racine et un Molière aient pu encore exprimer des sentiments humains.

L’indigence de pensée à laquelle le classicisme était réduit aurait vite arrêté sa carrière sans les influences étrangères qui créèrent des modes et lui donnèrent des aspects nouveaux qui le prolongèrent. Depuis la Renaissance, les littératures européennes ont tourné dans le cercle de leurs influences réciproques, résultat de relations plus faciles et plus fréquentes sinon plus amicales. Pendant que les princes se faisaient la guerre aux dépens des peuples, ils échangeaient entre eux ces politesses dont V. Hugo a parlé. Ces influences montraient plus de désordre que de renouvellement et de progrès dans une pensée qui demeurait conventionnelle et n’avait que de lointains échos dans l’âme populaire. Nous allons voir quelles ont été les principales, celles qui ont déterminé des courants littéraires.

Dès le moyen-âge, la France avait été une intermédiaire entre les littératures du Nord et du Midi. L’Italie, puis l’Espagne, exercèrent leur influence dans la formation de ce que M. Lanson a appelé « la première génération des grands classiques ». Les générations suivantes du classicisme devaient influencer à leur tour le Nord et le Midi.

On accueillit avec faveur, en France, les affectations précieuses du concetto italien, du gongorisme espagnol qui marquèrent la fin du roman chevaleresque épuisé. Elles fleurirent dans les productions des d’Urfé, Scudéry, Voiture. L’Espagne avait Don Quichotte, la France n’eut que l’Astrée et des imitations du roman picaresque dont les plus heureuses furent celles de Scarron, mais qui ne devaient trouver leur exemplaire français le mieux réussi qu’un siècle plus tard, dans le Gil Blas de Sentillane de Le Sage. Le génie espagnol ne passa pas les Pyrénées ; on n’en eut que la caricature hypocrite, car l’Espagne importa en France ce respect des grands et des prêtres que le moyen-âge et la Renaissance avaient ignoré. Tartufe, et cent ans plus tard Bazile, sont de ses produits. Elle garda les couleurs, la passion et la profonde humanité que recouvrait l’ironie d’un Cervantès pour n’exporter que la noirceur d’âme de ses moines et la crasse de sa noblesse cagote. C’est au théâtre que l’influence espagnole se fit le plus sentir (Voir Théâtre).

Celle du jansénisme vint des Pays-Bas. Elle fut un mélange épuré du catholicisme et du protestantisme opposé an jésuitisme dont la morale favorisait l’irréligion en accommodant la foi aux mœurs du siècle. Pascal et les maîtres de Port-Royal, véritables savants et écrivains supérieurs, furent les saints de cette nouvelle église, à la fois orthodoxe et mondaine, qui avait sur l’autre cette supériorité de ne pas s’opposer au développement de la pensée et d’élever la controverse religieuse à la hauteur philosophique. Peut-être leur doit-on l’émulation qui anima alors les érudits bénédictins dans les recherches scientifiques et littéraires.

Le triomphe de la royauté absolue, marqué par l’avènement de Louis XIV en 1660, inaugura le règne du classicisme qui prétendit établir l’équilibre du fond et de la forme pour dire bien de bonnes choses. Le défaut du classicisme, comme de toutes les écoles, fut de s’attacher surtout aux règles qui caractérisent la forme et de leur sacrifier trop souvent le fond. Non seulement la forme brillante cacha un fond sec et aride mais elle favorisa les sophistiqueurs de la pensée dont Bossuet, panégyriste de l’esclavage, de l’intolérance et de la persécution, fut le plus partait modèle. Le classicisme ne fut grand que dans les œuvres où le fond ne le céda pas à la forme ; dans les autres, il ne fut qu’un somptueux décor. Il fut ainsi servi, à des de-

grés de valeur différents, par les La Rochefoucauld, Retz, Sévigné, Corneille, Boileau, Racine, Molière, La Fontaine, Bossuet, Bourdaloue et tous les écrivains ou orateurs qui ont appartenu à ce qu’on a appelé fort improprement « le siècle de Louis XIV » (Voir Plutarquisme). Ce qu’il y avait d’artificiel, de pompeusement vide, apparut dans le classicisme lorsque, ces grands écrivains étant disparus, il ne resta que des J.-B. Rousseau, des Campistron, des Lagrange-Chancel. La tragédie ne se releva pas de la mort de Racine, même avec Crébillon et Voltaire. La comédie fut plus heureuse, sans doute parce qu’elle était plus près de la vie ; elle eut Regnard, Dancourt, Le Sage, puis Marivaux.

Au xviiie siècle, le classicisme ne fut plus qu’une façade. L’armature craquait avec celle du pouvoir absolu et tous deux devaient succomber ensemble. La querelle des Anciens et des Modernes lui porta les premiers coups. Perrault et Fontenelle avaient pris la défense de la raison moderne contre l’imitation de l’antiquité. Ce qu’il y avait de meilleur chez les écrivains classiques était ce qu’ils avaient de moderne. Boileau, qui fut le plus brillant champion des Anciens, dut en convenir. La querelle eut pour résultat de faire revenir à une pensée et une forme que le classicisme avait écartées, d’ouvrir la voie au cartésianisme et de retrouver le rationalisme humaniste. L’humanité y gagnerait ce que l’esthétique y perdrait. Deux grands écrivains en offrirent la démonstration dès le début du xviiie siècle : La Bruyère et Fénelon. Ils mirent l’homme à sa place dans la littérature et dans la vie ; ce faisant, ils dénoncèrent les turpitudes de leur temps, la misère du pays tout entier sacrifié au luxe et aux plaisirs de Versailles. Seul, jusque-là, Vauban avait osé dépeindre au roi la ruine du pays et lui dire qu’il devait avoir de la considération pour ses sujets. La Bruyère et Fénelon sont des précurseurs des Encyclopédistes.

Comme toutes les époques, le xviiie siècle ne fut grand que dans la mesure où il se rapprocha de la nature et d’une humanité comprenant tous les hommes. Laborieusement, mais audacieusement, il apporta la vie et l’air dans la pensée. La Révolution n’aurait qu’à donner son coup d’épaule pour faire écrouler le classicisme avec les institutions qu’il soutenait.

Mais avant, le classicisme avait influencé l’Europe entière. Il s’était répandu, grâce à la réaction politique amenée par la Réforme dans les pays du Nord, grâce à une discipline plus sévère, du moins en apparence, adoptée par le catholicisme qui s’était vu en danger de mort dans ces pays et fortement ébranlé dans ceux où il était souverain. L’Angleterre, influencée par la France au xviie siècle, agit sur elle au xviiie. Après la brillante période du xvie siècle, elle n’avait eu comme grand poète au cours du suivant que Milton, « le Dante de l’épopée protestante » (Ph. Chasles). Le même siècle vit Locke dont la philosophie sociale est encore à la base de toutes les constitutions républicaines. Le xviiie anglais fut plus éclatant dans tous les genres. La politique libérale anglaise exerça une action prépondérante dans la formation de la pensée encyclopédique française, celle de Montesquieu et de Voltaire en particulier. La mode tourna à l’anglomanie qui ne cessa pas depuis de se manifester et qui sévit aujourd’hui dans les formes les plus ridicules en dehors de la littérature. Le romantisme eut des prémices communes dans les deux pays. (Voir Romantisme). Du côté anglais se manifestèrent Addison, Pope, Richardson, sterne, Thomson, Young, Macpherson, Swift. On fit en France des traductions de Milton et on commença celles de Shakespeare.

En Allemagne, la Guerre de Trente Ans avait appor-