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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/693

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LIT
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de tels malheurs que jusqu’au milieu du xviiie siècle le pays n’eut plus de pensée propre et que sa littérature ne vécut, malgré des efforts isolés, que des influences étrangères : italienne, espagnole puis française. L’imitation italo-espagnole, marquée de concetti et de gongorisme, fit créer des académies de gens bien intentionnés mais trop souvent ridicules. Un Weckherlin, médiocre imitateur français, se vantait de n’écrire que pour les seigneurs et de parler comme eux « parce qu’ils sont les dieux de la terre et que la poésie doit parler le langage des dieux ». Après Madrid, Versailles devait donner le ton des « beaux esprits » aux Allemands. L’influence française s’accentua encore pour devenir plus sérieuse et ouvrir la voie à l’esprit encyclopédique, quand l’Allemagne accueillit les protestants chassés par la révocation de l’édit de Nantes. Opitz et quelques autres avaient tenté une certains résistance pour demeurer d’esprit allemand, mais ils s’étaient perdus dans les théories d’un pédantisme saugrenu. Le désordre où la langue était tombée depuis Lutter avait découragé les savants, tel Leibnitz, lui s’étaient remis à enseigner et à écrire en latin. Le classicisme, tel qu’il se manifesta en France au xviie siècle, n’inspira aucun grand écrivain en Allemagne. Gottsched fut un pâle copiste de tragédies antiques, mais de sa lutte pour le classicisme français contre l’anglomane Bodmer sortit le réveil de la pensée allemande qui devait trouver son expression chez Klopstock Lessing et Wieland d’abord, puis, de plus en plus dégagée du classicisme, pour faire refleurir le vieux lyrisme populaire dont la souche plongeait dans les Eddas scandinaves et arriver au romantisme en passant par Herder, Gœthe, Schiller et Jean-Paul Richter. Les Encyclopédistes influencèrent fortement cette Allemagne nouvelle, J.-J. Rousseau surtout, qui trouvait des échos nombreux dans sa sentimentalité. Ce fut Voltaire qui révéla Shakespeare à Lessing. Wieland était appelé le Voltaire allemand. On doit à Napoléon cette double calamité : d’abord, l’enchaînement de la Révolution en France et son avortement en Europe, ensuite la transformation du lyrisme allemand sentimental et idéaliste en volonté nationaliste et impérialiste. Beethoven devait déchirer sa dédicace de la Symphonie héroïque à Bonaparte, héros de la Révolution, quand il eut la douleur de constater que ce héros n’était qu’un homme moins encore : un empereur ! Alors que le républicain Schiller, ami de l’humanité, avait été proclamé « citoyen français » par la Convention, toute la jeunesse généreusement fraternelle qui avait recueilli son héritage intellectuel allait se dresser non seulement contre le nouveau César, mais aussi contre la France aux appels furieusement guerriers de Kœrner ! Il n’est pas, dans toute la littérature, d’exemple plus caractéristique du revirement de la pensée de tout un peuple passant de la spéculation idéologique à l’action pratique, de l’amitié à la haine, sous la malfaisante influence d’un tyran. Siegfried se remettait « en quête d’exploits nouveaux » pour finir cent ans plus tard dans Guillaume II ! C’est à Napoléon qu’on le doit avec toutes les turpitudes subséquentes.

En Italie, le classicisme lutta en vain contre les affectations précieuses pour réveiller une véritable poésie. L’œuvre littéraire la plus sérieuse des xvii et xviiie siècle es italiens fut dans la critique. A la fin du xviiie siècle, sous l’inspiration de Molière, Goldoni réforma la Commedia dell’arte. Molière eut une influence non moins heureuse sur Holberg, fondateur du théâtre danois.

En Espagne, toutes les formes littéraires étaient devenues afrancesados. Il n’y avait plus de littérature espagnole depuis Cervantès et Calderon.

L’Autriche, demeurée catholique à côté de l’Allemagne protestante, s’était dégagée de celle-ci dès le xvie siècle

au point de repousser la langue littéraire formée de la Bible de Luther et s’était tournée vers l’Italie, l’Espagne, puis la France. Elle ne retrouva une pensée commune avec l’Allemagne qu’au xviiie siècle dans l’acceptation de la culture et des mœurs françaises. De même qu’à Berlin, sous le règne de Frédéric II et à Saint-Pétersbourg sous celui de Catherine, on était plus français qu’en France à Vienne, à la cour de Joseph II et de Marie-Thérèse. Wieland, le premier écrivain allemand qui réconcilia la littérature de son pays avec l’Autriche, n’y fut accueilli qu’à la faveur de cet engouement. Malgré les aventures napoléoniennes et l’attitude du César à l’égard de l’Autriche, l’influence française y demeura très grande pendant tout le xixe siècle. Depuis la Guerre de 1914, la France semble s’acharner à détruire la sympathie plusieurs fois séculaire de ce pays qui représente la culture scientifique et artistique la plus développée d’Europe.

Ce qui caractérisa les écrivains français du xviiie siècle, ce fut l’esprit encyclopédique qui étendait ses investigations non seulement à tous les genres littéraires, mais aussi à toutes les sciences. La littérature fut militante. Elle eut encore le souci des belles formes, mais elle eut surtout celui des idées. Les écrivains de ce siècle ne sont pas moins grands que ceux du xvii dans l’expression de leur pensée ; ils ont été souvent plus grands par leur pensée elle-même et l’universalité qu’elle a atteinte. Ils ne furent plus les chefs d’écoles littéraires, ils furent des philosophes et politiques passionnés de toutes les sciences de la vie et de toute la vie des hommes. Bayle, apôtre de la tolérance à une époque où il y en avait si peu, avait été leur précurseur avec son Dictionnaire historique et critique, à la fin du siècle précédent. Uniquement préoccupé de la vérité, il l’avait présentée, quelle qu’elle fût, avec une objectivité vigoureuse, dépouillée de tout préjugé.

La lutte des idées fut ardente avec Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, Buffon, Vauvenargues, Condillac, Grimm, Helvétius, Mably, Condorcet, d’Holbach, Mirabeau, Turgot, Marivaux, Beaumarchais. Dans la philosophie morale et sociale, les sciences naturelles, la critique, le théâtre, tous ces écrivains apportèrent, avec des talents divers, la plus grande variété littéraire. Les lettres proprement dites furent moins heureuses, la poésie en particulier. Les règles artificielles du classicisme, de l’art pour l’art, de la poésie pure, s’accordaient de moins en moins avec le besoin d’action et de vérité qui se manifestait ; mais elles imposaient encore leurs conventions au sentimentalisme et au naturalisme de la plupart des productions. Manon Lescaut, de l’abbé Prévost, Paul et Virginie, de B. de Saint-Pierre, la Nouvelle Héloïse, de J.-J. Rousseau, parmi les plus célèbres, sont de médiocres romans que les Contes de Voltaire dépassent de beaucoup ; ils ont pourtant fait retrouver à la littérature l’éternité des sentiments humains. La poésie, qui demeurait pompeusement vide, n’ayant plus à chanter, avait perdu tout lyrisme et ignorait la vraie nature, les dieux d’un Olympe de carton et les nymphes des pièces d’eau de Versailles, elle avait à redécouvrir les bois et la campagne, la montagne et la mer, la vie et les hommes.

Le xviiie siècle prépara, en même temps que la Révolution politique de 1789, la révolution littéraire de 1830, appelée romantique. Durant la période de bouleversement et de rétablissement autocratique qui va de 1789 à 1815, le désarroi fut complet dans le domaine de la pensée. Le classicisme avait elle pour résultat de jeter un voile d’incompréhension aussi étendu sur la vie antique que sur la vie contemporaine. Le « retour à la nature » du xviiie siècle n’était pas moins ignorant de la vie naturelle. La « Raison universelle » ne savait