si elle devait nier Dieu ou se rallier à un Etre Suprême. Les idées de liberté et de gouvernement se confondaient dans un mélange de communisme primitif célébré par Mably, de libéralisme anglais et de républicanisme américain. Il y avait dans l’air, comme au temps de la Renaissance, tous les éléments d’une révolution totale de la pensée humaine et, comme conséquence, des sociétés ; mais il y avait aussi une confusion, une indécision de cette pensée qui pouvaient faire craindre les pires turpitudes si des aventuriers s’imposaient à ces hésitations. C’est ce qui arriva.
Dès avant 1789, les recherches archéologiques avaient déterminé un engouement pour l’art gréco-latin. Il se manifesta par des résultats parfois heureux dans les arts, avec David dans la peinture, Soufflot dans l’architecture. En littérature, il produisit le Voyage du jeune Anacharsis, de Barthélémy, qui n’est plus guère lisible, et l’œuvre d’André Chénier qui servit mieux la poésie du xviiie siècle en la dégageant des fadeurs des J.-B. Rousseau, Lebrun, Dorat, Parny, Saint-Lambert, Roucher, Gilbert, Delille et Lefranc de Pompignan, mais ne réussit pas, malgré ce, à mettre des « pensers nouveaux » dans des « vers antiques ». Cet engouement créa chez les hommes de la Révolution une sorte de « plutarquisme » qui leur fit trop souvent perdre le sens des réalités en les faisant plus romains que n’avaient été les Romains eux-mêmes. De là, nombre d’erreurs, de fautes, aboutissant au point de vue constitutionnel et législatif au Code Napoléon, pilier de la réaction sociale encore régnante aujourd’hui. Dans le domaine littéraire ce « plutarquisme » suggéra une abondante production de médiocre valeur où seules méritent l’attention les formes militantes du journalisme et de l’éloquence politique complétées de Discours écrits, de Mémoires et de Correspondances.
Pendant la période révolutionnaire s’était préparé l’avènement du romantisme, un beau titre donné à un nouvel avortement. Ce romantisme fut l’expression artistique et littéraire du Tiers-État victorieux non seulement de l’ancien régime mais aussi de la Révolution. Il triompha avec ce Tiers-État sous la royauté de Louis-Philippe (Voir Romantisme). Ce qui demeura alors du classicisme ne fut plus que la manifestation de plus en plus sénile d’une noblesse qui ne subsistait encore qu’en se mésalliant, en attendant de participer aux coups d’État des renégats républicains et aux escroqueries financières. Mais ce classicisme allait passer au service de la bourgeoisie heureuse de se frotter à des ducs et de leur donner son argent avec ses filles. Il deviendrait la formule « juste milieu » — « ni réaction ni révolution » — « modération réfléchie et réflexion modérée » — du nouvel ordre social que le romantisme inquiéterait parce qu’il se joindrait parfois au peuple pour faire des barricades. Bourgeoisie conservatrice et romantisme s’entendirent pourtant si bien que les révolutionnaires littéraires allèrent finir pour la plupart à l’Académie et au gouvernement, tel ce M. Thiers, prototype le plus complet du renégat révolutionnaire et du bourgeois florissant. Les gens de lettres qui se déshonorèrent en jetant l’injure aux héros vaincus de la Semaine Sanglante furent moins que romantiques, et ceux qui font aujourd’hui du classicisme dans les voies d’un néo-catholicisme engraissé des dépouilles de la guerre et des filouteries de l’après-guerre, le sont bien moins encore.
Des hommes généreux parmi lesquels on retient en littérature les noms de Michelet, Quinet, P.-L. Courier, Claude Tillier, Lamennais, Proudhon, voulurent réaliser un romantisme de fait qui eût été la conséquence logique de la Révolution, mais ils furent impuissants et ne purent qu’aider au développement des idées so-
Le xixe siècle a été marqué par les efforts nationaux pour la constitution d’unités intellectuelles de même que politiques, mais ces efforts n’ont pu empêcher l’envahissement d’un cosmopolitisme douteux, dans les mœurs d’abord, dans la littérature ensuite, et qui n’a rien de commun avec une pensée universelle largement humaine. Il a aussi été marqué par une régression indiscutable de la liberté de la pensée, régression qui a été inversement parallèle à la montée sociale de la bourgeoisie triomphante. Cette bourgeoisie a commencé, dès l’époque napoléonienne, par interpréter faussement les idées du xviiie siècle pour ensuite les sous-estimer et les dénigrer. L’Académie et Loriquet s’entendirent sur le dos des Rousseau, Voltaire, Diderot, comme des Marat et Robespierre. On en fit des caricatures pour mieux les combattre au nom d’une prétendue critique indépendante, et en continue aujourd’hui avec un succès qui montre combien la pensée des philosophes encyclopédistes est toujours suspecte et subversive cent cinquante ans après la Révolution malgré ce dont on se réclame. En 1913, M. Barrès n’eut qu’à parler au nom du conservatisme réactionnaire devant le Parlement de la France appelée républicaine, pour qu’on décidât de ne pas fêter nationalement le deuxième centenaire de la naissance de Diderot.
Ce que le xixe siècle a fait de plus remarquable dans l’ordre de la pensée, est dans ses travaux critiques. Grâce aux découvertes de la linguistique, grâce au nouvel esprit scientifique qui ne se contentait plus d’affirmations a priori mais recherchait des documents et des certitudes, on a battu en brèche et fortement ébranlé le règne despotique de la science livresque opposée à la science expérimentale. Il n’y avait plus qu’à descendre de leur piédestal tous les bonzes qui représentaient et défendaient encore cette science livresque pour en finir avec elle. Mais il eût fallu que la critique fût exercée par des gens indépendants, ne se tenant ni au-dessus ni au-dessous des œuvres qu’ils jugeaient selon que les auteurs étaient des hommes plus ou moins considérables. Il eût fallu que la critique fût dépouillée de ses préjugés de classe, de ses habitudes d’école, qu’on ne se considérât pas comme un des piliers d’un ordre social qu’il fallait respecter, qu’elle n’eût d’autre souci que de découvrir la vérité où qu’elle fût et de la dire, qu’elle ne fût plus l’apanage de « clercs qui trahissent » et qu’elle déclarât, comme un Romain Rolland de nos jours : « Ma tâche est de dire ce que je crois juste et humain. Que cela plaise ou que cela irrite, cela ne me regarde plus ». Ce sentiment du devoir intellectuc1 qui faisait dire à Renan : « Il n’est pas permis au savant de s’occuper des conséquences qui peuvent sortir de ses recherches », manque