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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/695

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LIT
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trop souvent à la critique. M. Brunetière disait de la critique qu’elle a « empêché le monde d’être dévoré par le charlatanisme ». Cela a été l’œuvre bienfaisante de l’esprit critique propre à l’humanité, l’œuvre à la fois de son instinct et de sa raison. Certains hommes qui ont fait profession de critique ont particulièrement exprimé cet esprit, mais le plus grand nombre a favorisé le charlatanisme plus qu’il ne l’a combattu. Ils lui ont donné les explications nouvelles par lesquelles il s’est maintenu et dit toujours aux hommes ; « Demain, on rasera gratis ! » Ils ont fait ainsi œuvre de sophistication plus que de vérité, et ce n’est pas la besogne si nettement rétrograde de la critique d’aujourd’hui, indifférente devant les pires atteintes à la pensée, qui démontrera le contraire.

Depuis le moyen-âge qui la vit se former, la science livresque n’a pas cessé de s’opposer au libre développement de la vie, à barrer la route aux esprits apportant des connaissances nouvelles, s’obstinant dans les mêmes erreurs, répétant inlassablement les mêmes sottises. Elle fut inventée par les gens d’église, par haine de la nature et du libre développement de la pensée. Dans de lourdes et ténébreuses compilations, la métaphysique aidant la théologie, ils tissèrent le réseau scolastique dans lequel notre temps étouffe encore. Leur méthode fut adoptée par l’académisme dont la sotte vanité prétendit donner à l’esprit humain des formules lapidaires intangibles en dehors desquelles tout ne serait que désordre. Si un Albert le Grand écrivait au xiiie siècle que les mouches avaient huit pattes, les académiciens français ne savent pas encore aujourd’hui lequel du chameau ou du dromadaire a deux bosses. Au xixe siècle, il y a eu encore des instituteurs enseignant que la terre était le centre du monde et que le soleil tournait autour d’elle ; il n’est pas certain qu’il n’y en ait plus. Chaque fois que l’Église a dû reconnaître une vérité, elle ne l’a fait qu’en la tripatouillant pour la mettre d’accord avec la foi. Chaque fois que les pontifes académiques sont dans l’obligation de s’incliner devant un fait indiscutable, ils ne l’admettent qu’en le faisant accorder avec les convenances sociales qui constituent le « mensonge immanent des sociétés ». La méthode livresque s’est traduite, particulièrement en littérature, en formules toutes faites qui imposent les traditions, les opinions dogmatiques des « gens qualifiés » et dont ne savent que rarement se dégager même ceux qui se donnent la peine ou le plaisir d’aller aux sources pour se faire une idée personnelle. Or, l’histoire et la critique littéraire ne remplacent pas la littérature, la pensée originale. Elles peuvent aider à sa connaissance, elles ne peuvent dispenser de son contact direct. On s’imagine trop qu’on connaît la littérature parce qu’on a lu une anthologie plus ou moins copieuse et les commentaires qui l’accompagnent. « La littérature n’est pas objet de savoir : elle est exercice, goût, plaisir. On ne la sait pas, on ne l’apprend pas ; on la pratique, on la cultive, on l’aime. » (Lanson). Ce n’est que par la lecture directe des œuvres littéraires qu’on peut trouver toutes ces satisfactions. Combien d’hommes les ignorent encore ! Combien, même parmi les plus savants, dédaignent toujours, par exemple, sur la foi du sot arrêt de Boileau, la magnifique littérature du moyen-âge si savoureuse, si pleine de sève et qui semble avoir gardé le secret du véritable lyrisme de la poésie française depuis qu’elle ne vibre plus dans l’âme populaire. Combien de pontifes disent encore que le Roman de la Rose entre autres, qu’ils n’ont pas pris la peine de lire, est une œuvre ennuyeuse.

La littérature a tout dit depuis qu’elle a produit ses premiers balbutiements. Il lui reste à retrouver le cœur des hommes pour redevenir l’expression de la

pensée de tous. Ses destins ont toujours été liés étroitement au fait social. L’homme, qui ne vit pas que de pain, vit encore moins du seul esprit. De tout temps la pensée, qui va plus vite et plus loin que l’action, a été arrêtée et détournée de ses voies par le fait social. Le naturisme a été éliminé par l’anthropomorphisme qui détruisit l’égalité primitive et favorisa l’exploitation de l’homme par l’homme que le monothéisme a aggravée pour atteindre les formes actuelles. Les grands courants de révolte et de liberté qui amenèrent le christianisme furent endigués par ce christianisme même qui les souilla d’imposture et les noya dans le sang. La Renaissance avorta dans la Réforme qui opposa au large esprit de l’humanisme des sujétions nouvelles et plus étroites à l’autorité. La Révolution qu’avait préparée le xviiie siècle fut captée, monopolisée par la bourgeoisie triomphante et défigurée pour servir ses intérêts, avec autant d’astuce et de mauvaise foi qu’en avait employées l’Église pour dominer le monde au moyen-âge. Aujourd’hui, la pensée subit le sort du « matériel humain ». Elle est « rationalisée », mobilisée, passée à tabac, envoyée à la guerre, déchirée et pillée au nom de patries soumises à des syndicats de mercantis spéculateurs et de financiers banqueroutiers. Elle est tenue dans la servitude par le capitalisme et le militarisme, livrée à la prostitution pour le plaisir d’aventuriers qui pèsent, achètent, vendent un livre ou une œuvre d’art comme un chargement de guano ou un lot de femmes destinées à des maisons publiques, de noirs ou de jaunes recrutés pour des concessions coloniales. Elle est enfin toujours l’objet des sophistications religieuses renouvelées des artifices médiévaux. Les dieux n’ont pas encore cessé de ronger le cœur ardent de Prométhée.

Que peut être et que peut devenir la pensée humaine dans un tel monde et sous les formes de la littérature ? Que peuvent y trouver les hommes qui recherchent une véritable activité intellectuelle, de véritables joies morales et rêvent toujours d’un perfectionnement social ? Quel levier peut-elle fournir à la masse humaine sacrifiée pour soulever le poids de son esclavage ? On a envisagé souvent de former à côté de l’art et de la littérature « bourgeois » un « art du peuple », une « littérature prolétarienne ». Les nombreuses tentatives de ce genre n’ont abouti qu’à de lamentables échecs. Car elles sont inopérantes, sinon funestes, à l’art et au peuple, à la littérature et au prolétariat. Quels sont ceux qui entreprendront de faire de l’art populaire, une littérature prolétarienne ? Le peuple ne peut avoir d’art et de littérature que ceux qu’il produit lui-même, dans une harmonie heureuse de sa pensée et de son activité sociale. Il y a alors un peuple qui est l’ensemble de tous les hommes et il n’y a plus de prolétaires. Lorsque le peuple ne produit rien, c’est qu’il est dans la situation calamiteuse du servage social et d’étouffement de la pensée qui fait le prolétariat. Soumis à des conditions de vie anormales, il lui manque les rapports nécessaires avec la nature et les autres hommes pour exalter son âme, il est privé de la joie et de la liberté indispensables pour produire l’art. Le prolétariat n’est pas une condition normale des hommes ; il est un état monstrueux dont ils doivent vouloir la disparition dès que possible. Il ne peut donc être question de donner une pensée à cette monstruosité, encore moins de lui trouver une expression qui la rendrait supportable, sinon aimable, à ceux qui la subissent. Il ne peut y avoir de littérature prolétarienne ; il ne pout y avoir qu’une littérature pour la suppression du prolétariat.

Cette littérature, elle existe. Les hommes l’ont faite comme ils ont fait dans le domaine de la pensée tout ce qu’elle pouvait produire de viable. Elle est celle de la révolte. Son œuvre est innombrable, depuis les im-