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LIV
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même complètement illettrés. Le mal qu’ils font est considérable en répandant des mauvais livres « qu’on ne lit pas impunément », disait V. Hugo, et des traductions d’œuvres étrangères absolument dénaturées dans leur texte et leur esprit par des traducteurs ignorants et sans scrupules. La chronique du livre est pleine des falsifications de tous genres commises par des éditeurs. Le xviiie siècle en particulier vit leur effronterie. Des éditions falsifiées de Voltaire, Rousseau, Diderot et tous les philosophes furent publiées à la faveur de l’interdit qui obligeait ces auteurs à se faire imprimer à l’étranger et souvent sous l’anonymat. Schiller disait, à propos de Kant et de ses éditeurs : « Voyez combien un seul riche nourrit de mendiants. Quand les rois bâtissent, les charretiers ont de la besogne. » Les éditeurs-charretiers ne distinguent pas, le plus souvent, entre les rois et la valetaille. Ne les voit-on pas aujourd’hui découvrir tous les matins un nouveau génie parmi des gens chez qui un insolent puffisme tient lieu de talent, et à qui ils s’associent pour la plus odieuse exploitation mercantile, celle de la pensée ?

En marge de la librairie sont les bouquinistes. Ils ne sont pas les moins intéressants parmi ceux qui vivent du livre. On se donne l’air, assez souvent, de les dédaigner sinon de les mépriser, surtout lorsque leur boutique est un capharnaüm noir et malodorant qui sent la friperie, ou plus simplement un étalage dans la rue ou une boîte sur les quais. L’un d’eux, Antoine Laporte, répliqua assez vertement à un homme de lettres qui les avait malmenés. Dans une brochure intitulée : Les bouquinistes et les quais de Paris tels qu’ils sont (Paris, 1893). On considère davantage celui enrichi dont la boutique s’intitule : « Librairie ancienne et moderne ».

Les bouquinistes font le commerce des bouquins, c’est-à-dire des vieux livres regardés, comme sans valeur mais qui en ont parfois beaucoup au contraire, ce que nous verrons au sujet de la bibliographie. Ils sont plus souvent des savants que les éditeurs et ils ont besoin de connaissances bibliographiques autrement étendues que celles des libraires s’ils veulent prospérer dans leur profession : Le plus célèbre fut le flamand Verbeyst, dans la première moitié du xixe siècle. Sa « boutique » était une maison de plusieurs étages où il possédait près de 300.000 volumes tous anciens, tous rares, dont il renouvelait incessamment le fond par ses achats de bibliothèques particulières.

La science du livre est la bibliographie. L’amour du livre est la bibliophilie. D’autres termes qui ont plus ou moins de rapports avec ces deux mots se rattachent à eux par leur origine commune qui est dans le grec biblion, venu de biblos dont le sens est exactement celui de liber dont on a fait livre. Biblion a produit les différents mots qui désignent les sciences et les usages du livre. La Bible est « le livre par excellence ». On a fait de ce mot le titre de nombreux livres religieux, celui des Hébreux entre autres, et de divers ouvrages. « L’humanité dépose incessamment son âme en une Bible commune. Chaque grand peuple y écrit son verset… » a dit Michelet dans sa Bible de l’humanité.

La bibliographie est la science des livres dans les formes matérielles de leurs diverses éditions, et surtout la connaissance de tous les ouvrages parus sur des sujets déterminés. C’est la science de tous les livres, c’est-à-dire de toutes les connaissances humaines écrites. Ceux qui s’en occupent ne peuvent évidemment que se cantonner dans certaines branches de ces connaissances. Une Bibliographie Universelle, qui serait établie avec le concours de bibliographes de tous

les pays, formerait un précieux catalogue de ces connaissances en ce qu’il en empêcherait la dispersion et l’oubli et permettrait de voir tout ce qui a été écrit sur un sujet quel qu’il soit. On a fait de nombreux travaux dans cette voie en composant des bibliographies particulières, nationales ou spéciales, relatives aux différentes branches des sciences.

Le métier de l’éditeur a su varier la présentation du livre pour le rendre plus agréable et surtout pour augmenter sa valeur marchande. Il a ainsi développé, sinon créé, à côté de la bibliographie la bibliomanie. « De tout temps les bibliophiles ont recherché les anciennes et belles éditions, mais les bibliomanes apprécient surtout les éditions rares, et surtout l’édition où il y a la faute », a dit Du Rozoir. Pons de Verdun faisait dire à un bibliomane :

Oui ! C’est la bonne édition,
Car voilà, pages quinze et seize,
Les deux fautes d’impression
Qui ne sont pas dans la mauvaise.

La « bonne édition », pour le bibliomane, n’est pas celle du beau livre sans fautes, c’est celle du livre qui a des verrues. Pour le bibliophile le livre le plus précieux sera d’une édition à la fois la plus ancienne et la plus soignée d’un chef-d’œuvre de grand écrivain, Pour le bibliomane ce sera un Pastissier François du xviie siècle parce qu’il sera le plus rare des livres.

Les éditions les plus recherchées sont les incunables publiées dans les premiers temps de l’imprimerie et les princeps, premières éditions imprimées d’un auteur ancien. Beaucoup d’incunables sont des princeps. La valeur des éditions anciennes varie beaucoup suivant leur époque, leur éditeur et les caractéristiques bonnes ou mauvaises de chacune d’elles. Les prix subissent es mêmes fluctuations que ceux des œuvres d’art ; ils sont soumis aux mêmes caprices de la mode. Depuis la Grande Guerre, le snobisme est au livre cher ; il fait la fortune des libraires et des bouquinistes. Des ouvrages se paient des centaines de mille francs. Un manuscrit de La Nouvelle Héloïse, entièrement écrit, a-t-on dit, de la main de J.-J. Rousseau, a été vendu il y a quelque temps 273.000 francs. Infortuné Rousseau qui enrichit les « charretiers » alors qu’il bâtissait dans la misère ! Combien d’autres ont connu son sort !… Les catalogues abondent en ouvrages qui se vendent couramment 10.000 francs. Des éditions du xvie siècle du Roman de la Rose, d’Alain Chartier, de Jean Bouchet, de Clément Marot, des poètes de la Pléiade, se débitent comme des petits pains entre 15.000 et 30.000 francs. C’est à croire qu’on en fabrique encore et que c’est une industrie comme celle des faux Rembrandt. On fait un grand commerce des éditions appelées originales, qui sont le premier tirage de tout ce qui s’imprime particulièrement des romans à la mode. Certains éditeurs réservent ces éditions pour des « abonnés » tout ce qu’ils font paraître.

La bibliophilie est le goût, l’amour du livre pour lui-même, pour la pensée qu’il renferme comme pour sa présentation. Le bibliophile est heureux de posséder et de lire une belle œuvre dans un beau livre dont la présentation est digne de la pensée qu’il contient. Il s’attache toutefois plus à la substance ou livre qu’à son aspect extérieur. C’est pourquoi il y a tant de sympathie entre le bibliophile et le bouquiniste qui lui procure le bouquin introuvable en librairie, dont la vieillesse, l’usure, parfois la crasse ne le rebutent pas. Il découvre dans l’antre poudreux livré aux microbes et aux vers, l’ouvrage ancien qui ne fut plus réédité, celui qui est oublié au point que sa réapparition sera une nouveauté ; et ce sont pour lui des joies toujours nouvelles, inconnues des philistins.