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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/710

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trois dimensions correspondent aux trois canaux semi-circulaires de l’oreille.

Aussi peut-on se demander si les lois mathématiques sont les lois du monde réel, si elles constituent un invariable plan de l’univers. Descartes le croyait ; arithmétique et algèbre, écrivait-il, « règlent et renferment toutes les sciences particulières », il admettait une conformité absolue entre les lois de la raison et les lois des choses. Beaucoup en doutent aujourd’hui, sans apporter, d’ailleurs, d’arguments décisifs en faveur de leur conception. Dans les sciences expérimentales, l’esprit ne déduit pas les lois a priori comme en mathématiques, il les dégage des faits. On examine d’abord les phénomènes pour en avoir une connaissance objective et précise : soit que l’on étudie sans idée directrice ceux qu’offre la nature, c’est l’observation ; soit qu’une hypothèse nous guide et qu’on les reproduise intentionnellement, c’est l’expérimentation. Puis, des faits nous passons aux lois, grâce au raisonnement qui parvient à distinguer les successions causales des successions accidentelles et grâce à la généralisation inductive du rapport nettement établi entre l’antécédent-cause et l’antécédent-effet. Ainsi la méthode expérimentale suppose une collaboration de l’esprit et des choses : sans une constante interrogation de la nature, nous risquons de tomber dans une vaine et illusoire scolastique ; mais seul l’entendement peut dégager les lois du fatras des phénomènes enchevêtrés. Nos sens perçoivent des successions, nullement le lien de causalité, et la diversité des antécédents déguise la cause productrice ; impossible, par ailleurs, de réaliser un vide où chaque antécédent serait isolément introduit. C’est par des artifices de raisonnement, dont Bacon puis Stuart Mill ont précisé les méthodes, que la pensée aboutit à la coïncidence solitaire, preuve infaillible du rapport causal.

Ce rapport, le savant l’universalise d’emblée ; de quelques cas observés, parfois d’un seul, il conclut à tous les cas présents, passés, futurs et déclare que dans de telles conditions, tel antécédent sera toujours suivi de tel conséquent. Quel principe garantit cette affirmation inductive ? Dans la déduction, le principe d’identité suffit parce que l’esprit va du général au particulier, du genre à l’espèce et que les prémisses contiennent en totalité la conclusion. Ici nous tirons, au contraire, l’universel du particulier, nous allons du moins au plus, de quelque à tous. Par ailleurs les savants se défient trop de la finalité, faussement étendue au monde physique quoiqu’en pense Lachelier, pour qu’on l’invoque en faveur de cette généralisation. On ne peut légitimer l’induction que grâce au principe d’universel déterminisme ; en assurant que « dans les mêmes circonstances les mêmes causes produisent les mêmes effets », ce dernier permet d’ériger en lois les rapports de succession reconnus essentiels. Pour le savant, qui se refuse à dépasser le monde sensible afin de pénétrer dans la chimérique région des choses-en-soi, la cause n’est d’ailleurs rien d’autre que l’antécédent nécessaire et suffisant du phénomène-effet.

Si le passage de la constatation des faits à l’affirmation des lois s’opère de même façon dans toutes les sciences expérimentales, méthodes et procédés d’observation ou d’expérimentation varient beaucoup selon qu’on étudie la matière inorganique, les manifestations de la vie ou les phénomènes mentaux. Physiciens et chimistes disposent d’une foule d’instruments de précision, souvent enregistreurs automatiques, qui rendent faciles les mesures exactes et ne gardent des phénomènes que les éléments quantitatifs. Aussi ont-ils pu aboutir, fréquemment, à des lois assez parfaites pour être traduites en formules mathématiques. Le biologiste a besoin d’instruments d’un genre différent, microscope et scalpel ; mais la complexité des faits observés lui per-

met rarement d’arriver à des lois très précises. Botanistes et zoologues doivent s’occuper en outre de classer plantes et animaux d’après leurs caractères essentiels. En psychologie il faut joindre l’introspection interne ou observation par la conscience à la méthode objective ; et l’expérimentation s’avère plus difficile encore qu’en biologie. Sans parier des objections que beaucoup élèvent contre l’idée de loi psychologique. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que peu de phénomènes mentaux soient parfaitement expliqués. Quant à la sociologie, dont la statistique sera le procédé le plus fécond, elle trouve d’utiles indications dans l’étude comparée des sociétés de toutes époques et de tous genres, mais l’expérimentation lui reste interdite lorsqu’il s’agit des problèmes vraiment fondamentaux. L’histoire, même devenue scientifique, est une connaissance d’un type très différent. Peut-être parviendra-t-elle dans l’avenir à dégager des lois, mais aujourd’hui elle se borne à reconstituer les faits disparus, en partant des vestiges laissés par eux.

Parler d’expérimentation serait un non sens ; il conviendrait, par contre, que l’histoire cessât d’être au service des prêtres et des dirigeants, pour devenir strictement impartiale. Dans toutes les sciences d’observation des hypothèses générales ou théories, qui visent soit à schématiser seulement les phénomènes, soit à faire connaître leurs vraies causes, résument un ensemble parfois considérable de faits et de lois particulières. Citons l’hypothèse de Laplace en astronomie, celles de l’unité des forces en physique, de l’unité de la matière en chimie, du transformisme en biologie, de l’associationnisme en psychologie. Des découvertes nouvelles conduisent à les remanier, ainsi a-t-on fait de celle de Laplace ; quelquefois à les abandonner presque totalement, c’est le cas pour l’associationnisme. En histoire on cherche à dégager une philosophie ; le matérialisme historique de Karl Marx a le mérite de mettre en lumière l’importance du facteur économique, mais il se trompe en déniant toute valeur aux sentiments et aux idées. La loi des trois états, d’Auguste Comte, est une hypothèse historique plutôt qu’une loi sociologique ; elle offre un très grand intérêt. Si l’histoire n’est pas encore au stade des larges synthèses, j’ai confiance qu’elle y parviendra et qu’un jour nous connaîtrons, par elle, le sens du devenir humain. Quant à l’hypothèse d’Einstein (dont il est moins question car on a reconnu qu’elle repose sur une erreur d’expérimentation), à la fois physique et mathématique, elle est un essai de synthèse de l’espace et du temps. Elle mérite de retenir l’attention à ce titre ; quelques-uns de ses arguments gardent aussi leur valeur, lorsqu’il s’agit de la relativité, cette doctrine mi-philosophique, mi-scientifique qui, elle, découle d’incontestables observations.

Mais que valent nos lois les plus certaines, même en physique ou en chimie ? Aucune d’elles, en pratique, n’offre une rigueur totale ; jamais l’application n’est le décalque exact de la formule théorique. Ingénieurs, praticiens, expérimentateurs le savent ; toujours ils laissent une marge pour les causes d’erreurs possibles. Et si du monde inorganique on passe à celui de la vie puis à celui de la pensée, les lois, nous l’avons dit, deviennent de plus en plus imprécises. Pourquoi ? C’est, répondra Bergson, que le devenir est essentiellement créateur, qu’il y a dans le monde constante apparition de nouveauté et que, si notre intelligence peut encore se mouvoir aisément parmi les solides, elle s’avère incapable de comprendre la vie. C’est, prétendra Boutroux, que la réalité, surtout la réalité vivante, reste foncièrement contingente, indéterminée. Nos lois scientifiques indiquent le sens habituel de la succession phénoménale ; comme le lit du fleuve détermine l’écoulement ordinaire de ses eaux ; mais il arrive que la nature échappe au