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LOI
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loi ; l’équité réside dans l’exactitude avec laquelle la restriction imposée, ou acceptée, correspond à la nécessité de sauvegarder le droit identique du voisin ; la morale consiste dans la reconnaissance spontanée et dans l’observation bénévole de l’équité. Le monde ancien a vécu de cette morale dont le symbole est une équation : l’équation des droits, et qui se résume en deux formules : « il ne faut pas entamer injustement le droit d’autrui » « neminem lœdere » ; que chacun soit maître de ce qui lui appartient et reçoive ce qui lui revient « suum cuique tribuere ». Et les civilisations rudimentaires ou primitives ont sanctionné la loi de justice par un châtiment fondé sur l’équivalence de la pénalité ou de la réparation avec le dommage.

La loi romaine des douze tables taillait dans le débiteur vivant une livre de chair en représentation du poids de numéraire non payé, et l’ancien droit pénal, pour employer ces mots modernes qui s’appliquent mal aux époques reculées, a connu la peine du talion, cette vindicte qui subsiste encore dans l’usage oriental et ne semble devoir s’y dissoudre qu’à la longue :

Œil pour œil, dent pour dent.

Le cadre de cette étude nous restreint. Nous ne saurions exposer ici, nous mentionnons seulement que le Christianisme a tenté de fonder une morale sur une idée nouvelle. Cette idée que la Cité antique ne pouvait concevoir, c’est l’amour du prochain ; un tel altruisme suppose le sacrifice joyeux spontané, tout ce que le désir de faire le bonheur ou d’apaiser la souffrance peut mettre d’abnégation et d’élan dans ce mot dont la doctrine épurée prétendait rajeunir l’étymologie grecque : le mot de Charité.



La loi fixe la règle ; la loi opère sur les ambitions une compression, impose aux appétits une restriction, conditionne le droit individuel afin d’assurer l’exercice du droit collectif, ou afin de permettre à tous les individus l’usage suffisant de leur droit particulier.

Mais qui fera la loi ? Qui discernera dans quelle mesure et de quelle manière la compression doit se produire, la restriction être imposée ? Car la loi ne peut sortir automatiquement de la nécessité sociale. La machine sociale ne règle pas elle-même l’introduction ou l’expulsion de la vapeur, comme ces mécaniques modernes qui assurent par leurs propres organes le libre jeu nécessaire à leur rendement.

C’est à ce point que la loi artificielle, oscillant entre ces deux pôles : le bon plaisir et le bon sens, bifurque et se sépare nettement de la loi naturelle, ou loi de la nature. Quelles que soient les révolutions qu’aient subies les nations, les constitutions gouvernementales se ramènent et se ramèneront toujours à trois types : la monarchie, l’aristocratie ou oligarchie, la démocratie. Montesquieu, sur ce sujet, et pour cette classification, se rencontre avec Aristote.

Dans une analyse qui a pour thème le mot : loi, on s’étonnerait que Montesquieu ne fût pas nommé, que l’Esprit des lois ne fût pas cité.

L’Esprit des lois est une œuvre considérable, qui est assurée d’une gloire éternelle. Cet heureux destin se perpétue pour les ouvrages consacrés, que les bibliothèques opulentes ou simplement traditionnalistes se doivent à elles-mêmes d’accueillir, mais qu’une main fervente ou fureteuse ne vient plus troubler dans la paix définitive de leur asile.

L’Esprit des Lois est une œuvre dont la trame est forte, mais brochée de soies très disparates, où les considérations anecdotiques traversent la thèse doctrinale. Vous apprendrez que les Tartares étaient obligés de mettre leur nom sur leurs flèches, afin que l’on connût la main qui les lança, et ce chapitre est intitulé : « Des lettres anonymes ». L’auteur vous entretiendra de Gelon, roi de Syracuse, et des Bactriens « qui faisaient manger leurs

pères vieux à de grands chiens » avant d’écrire ces chapitres imposants et graves qui ont pour titre : « Combien il faut être attentif à ne point changer l’esprit général d’une nation » (thèse discutable), ou bien encore : « De la tolérance en fait de religion » (sujet périlleux pour l’époque et trop prudemment abordé). Dans l’Esprit des lois on peut reconnaître à la curiosité de son esprit personnel l’auteur des « Lettres persanes ». Le goût de l’érudition exotique bariole ce classique traité, la fantaisie plante des panaches inattendus sur la masse sévère du monument.

Combien Aristote est plus simple, plus beau, moins varié mais plus complet dans sa Politique ! Quelle surprise de constater que la politique, en tant que science sociale, ait si peu changé depuis qu’il y a des hommes, et qui oppriment !

Il va de soi que, sous tous les régimes, où le pouvoir est centralisé entre les mains d’un maître ou d’une caste, le fait du prince, pour parler comme les juristes, se rapproche de l’arbitraire. La loi favorise des privilégiés ou une classe de privilégiés, et pour voiler sa tyrannie ou dissimuler son exaction, elle se réclame hypocritement de l’intérêt public. Elle sacrifie des droits individuels, non pour assurer l’équitable répartition de la liberté entre tous les citoyens, mais pour frustrer le nombre au profit de bénéficiaires qui cumulent. Elle fait une fixation frauduleuse de la réduction à opérer sur la liberté plénière sous prétexte de conférer à chaque ayant droit son prorata de liberté. Elle fait une banqueroute perpétuelle, mais muscle ses créanciers. Le seul contrepoids qui modère la tyrannie et l’arrête dans son audace, c’est la crainte de la révolution qui jetterait bas la pyramide au sommet de laquelle trône la tyrannie. Contre l’excès avéré de la loi, la résistance est un devoir ; il importe seulement de ne pas se tromper quand on prétend que dans sa balance la légalité a mis de faux poids, qu’elle a fait pencher le plateau vers le favoritisme au détriment du droit populaire. Tous les Gouvernements déloyaux se sont réclamés de l’ordre public, quand ce n’était pas de l’ordre moral, et toutes les scélératesses royales, impériales ou dictatoriales ont été baignées de douces larmes : « le prince » s’attendrissait en songeant au sacrifice salutaire qu’il allait offrir sur l’autel de la Loi à la cause de l’ordre et à la religion du bien public.

Il ne faut pas croire que les démocraties n’aient pas aussi leur tyrannie. Leur formule : « tous pour un, un pour tous » ne garantit pas l’homme libre contre la pire des servitudes : celle qui peut l’enchaîner à l’État. La lecture de l’histoire romaine m’a enlevé tout regret de n’avoir pas vécu à l’époque la plus brillante des Quirites, au plus beau temps des consuls. Un frisson m’agite comme au sortir d’un songe, lorsque je vois combien était entière et intraitable cette « res publica », dans quel esclavage cette entité collective, formidable et sacrée, faisait vivre les citoyens. Elle faisait bon marché de leur vie. Éternelle, massive, écrasant sous sa roue ardente tous les obstacles, elle était un de ces chars augustes qui se préoccupent peu des êtres qu’ils portent. Le char divinisé sacrifiait tout à sa solidité, à sa splendeur et à sa route. La République, entité idéale, avait un intérêt supérieur, préférable à l’intérêt de la collectivité qui la composait. Les hommes, de nos jours, admettent encore cette fiction monstrueuse de l’État, Moloch impersonnel, statue creuse, statue d’airain pareille à ces idoles qu’on remplit de victimes. Louis XIV disait au moins, en despote : « l’État c’est moi » ; nous disons : « l’État c’est nous », mais nous faisons de l’État une carapace distincte de nous, et dont notre chair meurtrie doit épouser la rigueur. Il y a toujours quelqu’un pour exiger que cette armure soit renforcée. Nous demandons en soupirant ou en gémissant : quel Dieu le veut ? Il y a toujours un oracle pour répondre : l’in-