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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/719

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nes naturels et redoutables tels que le gel, la foudre, l’obscurité, ou bienfaisants tels que le soleil ou la lumière furent, d’autre part, la source de croyances anthropomorphiques pleines de conséquences ultérieures pour les agissements de l’espèce.

Pour le primitif, toute chose devint animée d’une volonté et la lutte pour la vie prit pour lui un caractère très, différent de ce qu’elle était pour tout autre animal. D’autre part, les subsistances ne furent presque jamais proportionnées au nombre des humains et ce déséquilibre, aggravé par l’esprit conquérant de l’homme, accentua encore davantage la lutte entre les êtres vivants. La vie est un ensemble de mouvements conquérants, transformant indifféremment et inlassablement toutes substances assimilables selon ces divers mouvements. Or, si ces mouvements peuvent se conserver, s’engendrer et se multiplier à l’infini, la substance assimilable, nécessaire à l’existence de ce dynamisme particulier, est nettement limitée. Il y a donc lutte entre ces mouvements vitaux pour conquérir la substance, et tour à tour le végétal et l’animal se consomment dans des cycles sans fin. L’homme participe inévitablement à cette lutte, soit qu’il dispute la substance à ses congénères, quand il ne les mange pas directement, soit qu’il la dispute aux autres animaux. Cette lutte développa certainement son intelligence, mais elle nécessita l’association. Ces premières associations, semblables aux autres associations animales, ne connurent vraisemblablement aucune hiérarchie organisée, parce que la coordination chez les animaux s’effectue par l’initiative des plus forts et des plus courageux et par l’imitation. Les besoins étant très limités chez eux, les actes individuels se différencient peu des actes sociaux et la sélection éliminant les espèces dont l’activité ne s’adapte point aux circonstances, les survivants sont précisément ceux chez qui le comportement individuel se confond avec la conservation de l’espèce, ce qui ne peut avoir lieu que par une certaine homogénéité psychique des types individuels.

Mais l’évolution de l’intelligence humaine compliqua cette coordination primitive. Tandis que le crâne de l’homme de Neandertal nous indique un psychisme assez réduit, une écorce cérébrale partagée entre les fonctions sensitivomotrices et celles de la pensée véritable, le cerveau de l’homme évolué indique une prépondérance énorme de la faculté associative puisqu’elle en occupe les deux tiers de la surface totale. Or, l’homme de Neandertal était lui-même bien supérieur aux autres animaux. Les conséquences de cette évolution intellectuelle furent précisément d’individualiser l’être humain, lequel différencié de ses congénères par ses facultés personnelles et sa sensibilité particulière, s’écarta de ce fait de la coordination primitive issue de l’homogénéité psychique de l’espèce. Ces différenciations auraient amené la disparition des groupements humains, car, divisés par leurs concepts particuliers, les hommes se seraient trouvés en infériorité devant les espèces mieux armées pour la lutte. Mais, d’une part, leur nature animale les détermina selon la coordination primitive, c’est-à-dire que les plus forts et les plus valeureux entrainèrent les autres par imitation et devinrent des chefs et, d’autre part, les mêmes phénomènes, inexplicables pour eux, créèrent les mêmes croyances et l’animisme primitif fut la plus universelle des religions.

Nous voyons que, d’un côté, l’imagination humaine créait inévitablement des divergences et des divisions tendant à affaiblir la coordination animale primitive autour du chef et, d’un autre côté, le mysticisme naissant créait un nouveau lien par l’unité des croyances issues des mêmes réactions psychiques en face des phénomènes objectifs et subjectifs inexplicables. La vie en commun révéla probablement des aptitudes et des qualités assez différentes chez les différents membres

du groupement. Les plus expérimentés, les plus rusés ou les plus habiles, sinon les plus forts et les plus courageux, furent la cause de nombreuses victoires durement mais profitablement acquises. Ces chefs, plus intelligents que les autres, furent sans doute, pour la même raison, davantage égarés par leur imagination explicative. Pendant des millénaires, ces associations mentales ne furent que d’obscures abstractions transmises par des traditions mêlées de réalisations pratiques, utiles et avantageuses, au point qu’elles firent partie de l’expérience ancestrale, de l’activité individuelle ou collective, et se mêlèrent intimement à la réalité.

Mais tandis que cette interprétation mystique des choses imprégnait la mentalité humaine, les nécessités véritables, beaucoup plus anciennes et découlant directement des circonstances mêmes de la lutte pour la vie, façonnaient également cette mentalité selon un processus conforme au triomphe des plus aptes et des mieux doués, C’est ainsi que se formèrent lentement les instincts sociaux favorables à la durée des individus et par conséquent de l’espèce et que les notions de bien et de mal s’objectivèrent sous la forme d’une morale vague liée au triomphe de la vie sur la mort, de la joie sur la douleur.

Il est difficile de se représenter exactement les premières explications mystiques ainsi que les premiers groupements humains ; mais cette double activité peut encore s’observer par des mœurs et des croyances qui nous paraissent étranges et absurdes, telles que le totémisme, le tabou, le fétichisme, la sorcellerie, etc. etc…

La vie sociale ayant créé une coordination particulière, celle-ci s’effectua sous les nécessités les plus impérieuses, variant avec chaque latitude selon les ressources locales, la nécessité ou les dangers menaçant les individus ; mais, sous des apparences diverses, ces nécessités objectives s’imposèrent dans des conditions assez semblables pour tous les humains et la coordination ne put s’effectuer autrement que par une sorte d’unification des vouloirs, des désirs, des gestes plus ou moins adaptés réellement au but poursuivi. Si donc chaque tempérament individuel amenait une variation dans les mœurs sociales, l’ensemble du groupement, essentiellement déterminé dans sa coordination par ce qui pouvait être commun et spécifique, restait soumis aux grandes nécessités biologiques et conservait ainsi une structure d’autant plus solide qu’elle était mieux adaptée aux faits généraux intéressant tous les membres de ce groupement.

Comme la cohésion et l’orientation ne pouvait s’effectuer sans une personnification humaine prenant l’initiative et la direction de l’action, il est compréhensible que cette personnification, exigeant des qualités particulières, créerait une sorte de supériorité du chef ou du sorcier sur les autres individus. Le développement et l’importance des groupements, la spécialisation et la division du travail accentuèrent encore les différences individuelles et les croyances, les traditions, l’expérience ancestrale ainsi que les pratiques mystiques longtemps communes furent progressivement transmises, conservées et pratiquées par ceux que les circonstances déterminèrent à jouer ce rôle directif et coordinateur.

Ainsi, d’une part, la lutte pour la vie matérielle contraignait l’homme à l’association et cette association ne put être fructueuse que par l’entente et la coordination créant le fond moral commun aux humains. D’autre part, sa curiosité développée par le besoin de prévoir et favorisée par son intelligence, créa l’explication mystique commune aux primitifs et ces deux activités engendrèrent la hiérarchie des chefs et des sorciers, lesquels devinrent, par suite de l’évolution des groupements, les hommes d’église et d’État. Il est donc naïf de croire que ceux-ci inventèrent l’État et la religion.