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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/729

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LUC
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sont cause de cet éloignement. Mille bonnes raisons légitiment leur fureur continuelle : négligence du laitier, ton hautain de la concierge, impolitesse du locataire d’en face qui ne les ayant pas vus n’a pu les saluer, audace d’un chien qui les regarde sans sourciller, et la pluie quand ils voudraient du soleil, et la gaieté des passants lorsqu’ils broient du noir. En semblable occurrence, avouez qu’un accès de colère est tout indiqué : on n’est pas femmelette que diable ! Chacun doit apprendre qu’on se pique en vous touchant. N’insinuez pas qu’une telle attitude engendre l’isolement, ni qu’on a tort d’avoir perpétuellement raison ; vous seriez jugé, de suite, tête sans cervelle ou faux ami. Car l’homme reste de bonne foi en s’illusionnant avec des arguments frelatés ; dans son for intérieur, il s’attribue d’éclatants mérites, insoupçonnés même de ses intimes et, pour se disculper d’évidents méfaits, sa conscience a la subtile adresse du plus retors des avocats. Juge sans bienveillance lorsqu’il s’agit des autres, nous devenons, quand nous sommes en cause, celui qui plaide éternellement non-coupable. L’égoïsme s’avère créateur d’illusions plus profondes ; les prêtres le savent qui promettent l’immortalité bienheureuse au fidèle qui les sert. Et leurs dupes sont nombreuses tant leur vaine assurance répond aux désirs secrets de beaucoup. Notre moi chéri disparaître, se fondre dans l’ensemble, devenir un impersonnel élément du tout ! Volonté de vivre, instinct de conservation se révoltent contre pareille éventualité ; notre amour de nous-mêmes ne peut s’y résigner. Que les personnages anciens dont partent les livres, que les indifférents de notre entourage soient morts définitivement, nous le croirions sans peine ; nous croyons ainsi l’animal à jamais disparu. Mais que parents, amis, que notre moi s’éparpillent anonymes dans l’immense univers, voilà qui contredit trop notre égoïsme foncier. Aussi, comme il avait fait de dieu le résumé de nos ignorances, le théologien prévoyant concrétisa notre infini besoin de vivre dans la notion d’immortalité. Et la raison chercha des arguments pour légitimer nos désirs : le résultat posé d’abord, une logique illusoire imagina de prétendues démonstrations.

Par contre notre esprit devient d’une lucidité incroyable s’il s’agit de découvrir les faiblesses d’autrui. Sur ce point les enfants mêmes sont extrêmement adroits ; rapidement ils savent ce qui, chez leurs parents, provoque colère ou sourire et, avec une candeur qui n’exclut pas la rouerie, ils évitent les points douloureux ou jouent de la corde sentimentale. L’homme diffère de l’enfant par une méchanceté accrue, ainsi que par un plus large emploi du mensonge, mais les méthodes restent identiques au fond. Ces graves messieurs, vautours de la finance, de la politique ou de l’académie, crâne chauve et l’œil cerclé d’un monocle d’or, épient sans douceur les faiblesses de leurs partenaires : celui-ci n’est qu’une outre gonflée de vent, celui-là sert de caniche à une maîtresse acariâtre, ce troisième d’intelligence redoutable est à vendre au plus offrant. Et, tandis que les bouches n’ont que miel à répandre, quand de partout s’élèvent des congratulations mutuelles et générales, chacun songe au meilleur moyen de frapper celui qu’il encense. Avec les attitudes différentes exigées par le milieu, paysans madrés ou maquignons apoplectiques cherchent, eux aussi, les faiblesses de l’adversaire. Ils savent le pouvoir de l’alcool ou du vin sur les têtes légères, l’importance d’un cadeau fait à point, comment on gagne les bonnes grâces de la fermière, comment on amadoue les vieux. Pour capter l’héritage d’un oncle resté garçon, le neveu de campagne n’est pas inférieur à celui de la ville ; et l’accorte soubrette, pourvu qu’il soit généreux, a vite fait de savoir où le bât blesse chez le galant soit rustre, soit policé. Ce gandin qui donne du « cher maître » aux badernes falotes de Sorbonne ou de l’Institut, attend le succès de leur vanité satisfaite,

non de ses mérites personnels ; ce mignon lieutenant, qui fait la roue dans le boudoir de la générale, sait que les galons, souvent, s’acquièrent dans d’amoureux combats. Par les dames, ses ouailles de prédilection, l’Église est quasi toute-puissante, même dans les États catalogués anticléricaux : l’une d’elles, épouse, cousine ou maîtresse, extorquant sans peine au ministre nominations et décrets conformes aux vœux de leurs chers curés. Elles devinent ce qu’on cache, entendent ce qu’on ne dit pas et dament le pion au plus rusé diplomate ; le prêtre aura des triomphes faciles tant qu’elles resteront ses alliées.

La passion, l’intérêt, voilà les causes ordinaires qui font perdre à l’homme normal sa lucidité. Tout contrôle rationnel est alors écarté. « Logique et clairvoyance s’en vont, comme j’écrivais dans A la recherche du bonheur ; chez l’être aimé tout devient adorable : s’il est prodigue c’est générosité, s’il est avare c’est prudence. Le raisonnement se subordonne au but fixé d’avance, l’idée n’est qu’un prétexte, la critique un complément d’illusion. Un travail de même genre, quoique moins profond, s’observe dès que s’interpose l’intérêt. Quelle ingéniosité déploie la mère pour se tromper sur son enfant, le malade sur sa situation ! Certains littérateurs trouvent moyen de légitimer les pires injustices actuelles ; Aristote fit de même pour l’esclavage antique… Des contes de nourrices se muent ainsi en histoires authentiques, des lampions font figure de soleils ; l’athée devient clérical, le possédant réacteur. Doctrine commode pour harmoniser croyances et intérêts, mais philosophie de snobs et de petits maîtres, aussi absurde que superficielle. Prendre ses désirs pour la réalité, fermer les yeux en folâtrant sur le bord d’un gouffre, danser sur un navire qui coule, n’épargne ni ne retarde un malheur. Amour et lumière résument le bonheur ; la raison en est l’indispensable artisan conjointement avec le cœur ». La partialité dont les historiens font habituellement preuve, les incroyables erreurs dont fidèles et politiciens se gargarisent, les coutumières aberrations de l’esprit de parti, ont également leur source dans un intérêt souvent mal compris.



Chez le dément, chez l’individu atteint de troubles mentaux graves ou légers, la lucidité devient sujette à des éclipses passagères ou définitives. Quand l’esprit est malade, idées, sentiments, volitions n’obéissent plus aux lois normales de la pensée. Sans paralysie des cordes vocales, et malgré ses efforts, le patient ne pourra dire un mot dans l’aphasie ; dans la surdité verbale, il lira, écrira, mais ne comprendra plus le sens des paroles entendues ; dans l’agraphie sa main refusera d’écrire ; au contraire il parlera, écrira, sans pouvoir se relire ni comprendre la signification des lettres, dans la cécité verbale. D’après Charcot le malade conserverait parfois un jugement intact dans les diverses formes d’aphasie ; on admet aujourd’hui qu’elles s’accompagnent toujours d’une démence plus ou moins profonde et qu’elles répondent à des lésions temporales et pariétales du cerveau. Certains aliénés sont incapables soit de former, soit de remémorer un souvenir. Rarement l’oubli s’avère total dès le début : en premier lieu il atteint les souvenirs récents et les noms propres, pour s’étendre graduellement aux anciens souvenirs et aux noms communs. Le vieillard qui radote narre avec précision les récits de son enfance, mais il répète indéfiniment la même chose parce qu’il oublie de suite ce qu’il vient de dire. Parfois l’amnésie porte simplement sur un système de souvenirs : une veuve ne sait plus rien de son mari défunt, un ouvrier de son métier, un musicien de son art, un savant de ses études. Elle peut englober toute une période : à l’état de veille, le sujet