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MAS
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s’exerçant, de plus, dans une ambiance (État ! Autorité ! Église ! Argent ! etc.) qui elle-même façonne l’homme en dépit de toute autre influence, ‒ que peut-elle, la poignée de gens capables de s’occuper de la véritable éducation de l’individu et de la masse ?  ! Dans les conditions données, cette éducation n’est qu’un rêve irréalisable. ‒ 2) En affirmant que l’action éducative de quelques individualités ou groupements ne saurait rendre qualifiées les masses qui ne le sont pas aujourd’hui, je ne veux pas dire que l’éducation des masses ne se fait pas du tout. Certes, elle se fait, au cours des siècles, sous la poussée de plusieurs facteurs d’une puissance inégale. (L’activité éducative y joue un rôle relativement assez modeste). Mais, ce processus est excessivement lent (et, de plus, intermittent). Et alors, le problème reste entièrement ouvert. En effet, il serait résolu au cas seulement où l’on aurait la certitude que les masses seront prêtes au moment de grands événements sociaux. Or, c’est exactement le contraire qui est certain. Sans le moindre doute, les bouleversements sociaux auront lieu longtemps avant que les masses soient dûment éduquées et cultivées. Sans le moindre doute, les masses seront alors, au point de vue d’éducation et de culture, à peu près les mêmes qu’elles sont aujourd’hui. Si, de nos jours, elles sont foncièrement mauvaises et non qualifiées, ce n’est pas l’activité éducative qui les modifiera pour le jour des grands événements.

Donc, pour ceux qui supposent la masse mauvaise et incapable, l’ « éducation » n’est pas non plus une solution du problème.

Alors, que penser ? Quelle décision prendre ? Quelle est la véritable psychologie de l’individu et de la masse ? L’individu est-il bon ou mauvais ? La masse est-elle mauvaise ou bonne ?



Nous avons constaté que les masses ont des faiblesses et des qualités, qu’elles commettent de bonnes et de mauvaises actions. Cette constatation nous suggère déjà l’idée que la masse n’est ni bonne ni mauvaise, et qu’il faut chercher à expliquer tout autrement sa psychologie et son attitude.

Une petite expérience personnelle et une analyse rapide nous aideront dans cette tâche.

Que le lecteur prenne une feuille de papier. Qu’il la divise en deux, avec un tracé de crayon. Qu’il parcoure ensuite mentalement toute sa vie passée, en détail autant que possible, très scrupuleusement, très sincèrement. Chaque fois qu’il se souviendra d’une mauvaise action commise (ou d’une mauvaise action qu’il fut tout prêt à commettre et que certaines circonstances empêchèrent), il placera un petit trait de crayon d’un côté du tracé. Chaque fois qu’il se rappellera, au contraire, une bonne action commise (ou qu’il fut décidément prêt à commettre), il placera un trait de l’autre côté. (Il faut comprendre sous une « mauvaise action » tout acte anti-moral, antisocial ou autre condamné par la conscience du lecteur ; sous « bonne action » on comprendra tout acte de haute moralité, de dévouement, etc., d’après l’avis même du lecteur). L’opération terminée, il trouvera plusieurs traits de crayon des deux côtés du tracé. Il constatera ainsi qu’au cours de sa vie, il a commis (ou il fut tout prêt à commettre, ce qui, psychologiquement, revient au même), plus d’une fois, des vilenies, des actes condamnables, allant même jusqu’à ce qu’on pourrait qualifier « crime », et que, d’autre part, il a accompli aussi (ou il fut tout prêt à accomplir), plusieurs fois, des actes louables, de très bonnes actions, allant même jusqu’à l’héroïsme. Parfois même, les unes et les autres se suivaient à une courte distance.

Quelle est la conclusion de cette petite expérience

psychologique ? Elle est celle-ci : La psychologie de l’individu n’est pas une chose stable. Elle se trouve continuellement en mouvement, semblable à l’oscillation d’un balancier. L’envergure de cette oscillation est très vaste, puisque le même individu peut aller du crime à l’héroïsme. (Bien entendu, l’énergie psychique d’un individu peut se trouver momentanément à l’état de repos, d’équilibre passager, comme toute autre énergie, et alors la mobilité de la psychologie humaine ne se fait pas voir si facilement. ‒ Bien entendu, aussi, tels individus ont un penchant plutôt au mal, tels autres, plutôt au bien, ce qui veut dire que les premiers commettent de mauvaises actions plus ‒ ou même beaucoup plus ‒ facilement que les seconds. Tout ceci ne change en rien le fond des choses : l’instabilité, la mobilité de la psychologie humaine et l’envergure de cette mobilité).

La constatation que nous venons de faire, nous suggère tout de suite une autre idée que voici :

Si l’ambiance, le milieu, tout l’ensemble social et autre sont tels qu’ils facilitent et favorisent les mouvements dans le sens du bien (rendant, de plus, difficiles et inutiles ceux dans le sens du mal), alors les premiers deviennent, chez l’individu, plus fréquents, plus accentués, plus prolongés que les seconds. La situation favorable se maintenant et la force de l’habitude aidant, les bons mouvements tendent à se perpétuer, et les mauvais, à disparaître. Ceci d’autant plus que le bon chemin une fois entamé, il entr’ouvre des horizons splendides, il entraîne les gens, il les enthousiasme de plus en plus, il rend la vie de plus en plus belle, riche, intéressante, active, souriante, avenante. ‒ Si, au contraire, l’ambiance sociale est telle qu’elle facilite et stimule les mouvements dans le mauvais sens, entravant les oscillations opposées, l’effet en est aussi exactement inverse : les mouvements dans le sens du mal s’accentuent, l’emportent sur les autres, tendent à s’éterniser.

Abandonnons maintenant le terrain de la psychologie individuelle. Les masses étant un ensemble d’individus, leur psychologie et ses effets sont essentiellement pareils à ce que nous avons observé chez ces derniers.

Donc : 1° La psychologie de la masse est instable, mobile ; 2° L’envergure de cette mobilité est très vaste, les oscillations s’effectuant du crime à l’héroïsme et retour ; 3° Le sens des oscillations dépend de toute l’ambiance sociale qui facilite ou empêche les mouvements dans l’un ou l’autre sens.

Lorsque l’ambiance, le milieu, tout l’ensemble social facilitent et favorisent les mouvements dans le sens du bien, ces mouvements deviennent naturellement de plus en plus fréquents, prononcés, prolongés, et l’action des masses s’affirme, alors, de plus en plus positive, saine, franche, loyale, belle, vigoureusement créatrice, pendant que les mouvements et l’activité contraires faiblissent, décroissent, s’éteignent. Et vice versa.

C’est dans cet ordre d’idées, précisément, que nous devons nous intéresser au rôle de l’ambiance sociale, à son influence sur la psychologie des masses.



Pourquoi de nos jours, et aussi dans le passé, les masses s’avèrent-elles souvent défaillantes, lâches, veules, criminelles ? Parce que des millions d’individus sont poussés dans ce sens, depuis des siècles, par toute l’ambiance sociale, intellectuelle et morale. C’est pour cette raison qu’en temps « normal » les masses nous causent tant de désillusions.

Cette attitude des masses en temps ordinaire ne noua dit encore rien sur leur véritable psychologie, sur leurs qualités ou leurs défauts effectifs. Car c’est une attitude mensongère, faussée, trompeuse. Elle peut devenir tout